...et de gens qui ont perdu le « sens du collectif et de l’engagement civique. »
Je n’aurai pas cette ironie ni cette méchanceté. Mais c’est vrai que lorsque j’entends Ban Ki-moon qualifier les bombardements sur les hôpitaux dans les quartiers rebelles d’Alep de « crimes de guerre » (définis comme « violations des lois et coutumes de guerre d’une gravité particulière », lorsque l’une des parties au conflit s’en prend volontairement à des objectifs non militaires, tels des civils, des prisonniers de guerre ou des blessés…), j’ai le sentiment d’une impuissance insondable. La dénonciation verbale de cette terrible violation des droits humains qu’est le crime de guerre sert-elle à quelque chose ?
De fait, on peut constater que les « droits de l’homme » sont dévalorisés, en France tout particulièrement. Les légions d’honneur complaisantes à des représentants de pays comme l’Arabie saoudite – qui met à mort chaque année des dizaines de personnes, possiblement pour adultère, sodomie ou homosexualité – ou à des responsables de services secrets accusés de torture devant le Comité de Genève (tel le patron de la Direction générale de la Surveillance du Territoire marocain, Mr Hammouchi) en sont la preuve. Ce qui prime, ce sont les relations bilatérales entre États, un tissu d’intérêts politiques et commerciaux divers.
Et qu’obtient l’ONU, instance censée veiller à travers tous ses organes à l’application du droit international – droits de l’homme compris ? Souvent bien peu de choses.
Devant ce tableau plutôt désespérant, que nous reste-t-il ? Peut-être repenser les droits de l’homme différemment. C’est là que l’interview de Justine Lacroix dans Le Monde, qui s’inspire abondamment de la pensée de Hannah Arendt, pose des jalons.
Arendt constate qu’on ne peut pas dissocier les droits de l’homme des droits des citoyens, les premiers n’existant « que par l’activité coopérative des hommes entre eux » ; on s’aperçoit « qu’à partir du moment où l’on est privé d’une inscription collective, nationale [c’est le cas des réfugiés du Moyen Orient], on est également privés de droits » (J. Lacroix). Le premier des droits de l’homme, c’est donc « d’appartenir à une communauté politique », selon Hannah Arendt. Je le crois profondément, sachant que la philosophe germano-américaine ne parlait pas bien sûr d’une communauté refermée sur elle-même, d’un nationalisme étroit.
Et j’ai un exemple typique de cet exercice, à l’arraché, du « premier des droits de l’homme »: celui des Sahraouis. Ayant dû s’exiler en 1975-1976 devant l’invasion de leur territoire par l’armée marocaine, privés de leurs lieux de résidence, de la possibilité de voir la partie de leur famille restée sur place, de la jouissance des ressources naturelles de leur sol et de leur zone maritime, ils ont pourtant, après 40 ans, la force d’avoir constitué et de faire durer une « communauté politique », un État, qui fonctionne, avec tous les attributs (représentation politique, éducation, justice, culture, armée…), avec un territoire, même très restreint puisque les 2/3 du Sahara occidental sont toujours sous occupation marocaine. Les réfugiés sahraouis dépendent presqu’entièrement de l’aide humanitaire internationale, mais ils vivent grâce à une volonté commune tendue vers le retour, libres et ensemble, dans leur pays. À cette « inscription collective », il manque un pan entier : les Sahraouis restés à l’ouest du mur de sable, de barbelés et de mines anti-personnel construit et maintenu depuis 30 ans par les Marocains. Ceux-là n’ont pas pu choisir leur « communauté politique », ils n’ont pas pu disposer d’eux-mêmes.
Le « premier des droits de l’homme » étant inexistant pour eux, ils souffrent de la privation de tous les autres : le droit à la libre expression, le droit à manifester, le droit à recevoir des visites d’amis étrangers (innombrables expulsions depuis bientôt deux ans, dont celle, au début de septembre, de trois Italiennes dont la propre fille de Romano Prodi), le droit à suivre des études près de chez eux (la première université est à 700 km), le droit à un emploi…
Il y a donc bien urgence à mettre en œuvre le droit à l’autodétermination des Sahraouis. Comme il y a urgence à mettre en œuvre le droit des Palestiniens à s’autodéterminer, à construire leur État, alors qu’on se déchire à Genève sur l’application des droits de l’homme en Cisjordanie et à Gaza. Les faits ne laissent pourtant guère de doute, je cite un rapport publié au mois de mai par la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine : « La société palestinienne dans son ensemble est déstructurée par le sort que les autorités israéliennes réservent à ses enfants. La recrudescence des arrestations et détentions de mineurs rend chaque jour plus improbable la reprise du processus de paix. »
Rappelons-le : les droits de l’homme ne sont rien sans le droit d’appartenir à une communauté politique, une communauté reconnue.