Donc le représentant du roi Mohammed VI a donné 40 000 euros à chacun des deux journalistes, Eric Laurent et Catherine Graciet. Y était-il obligé ? Quelle horrible crainte, la peur de quelles révélations insupportables l’a poussé à le faire ?
Apparemment aucune, puisque l’avocat Dupont-Moretti affirme que le livre préparé par Eric Laurent et Catherine Graciet ne comporte « aucune révélation fracassante ». Pour pouvoir le dire, il faut connaître le contenu du livre, les échanges avec les 2 journalistes ont donc permis de le découvrir…
En résumé, si on le croit, rien n’obligeait le Palais royal à payer. L’accusation de chantage, dans ce cas, ne tient pas la route.
Mais le roi a plus que les moyens de débourser 80 000 euros… (avec 2,5 milliards de dollars, il dispose de la 7e fortune royale mondiale, plus grosse que celle de l’émir du Qatar, qui a pourtant de quoi puiser dans de substantiels revenus pétroliers, ce que le monarque alaouite n’a pas…).
Deux hypothèses restent possibles, et se conjuguent peut-être :
1) Les défenseurs du Palais royal mentent quand ils disent que le projet de livre ne contient pas de « révélations fracassantes ». Je le crois d’autant plus que la photo de la « lettre contractuelle » signée par Éric Laurent et diffusée aujourd’hui par BFM TV montre qu’elle engage les deux journalistes à « ne pas partager en aucune façon les documents et les informations en (leur) possession avec qui que ce soit », d’une part, et, d’autre part, qu’elle contient un post-scriptum dans lequel il est signalé que Catherine Graciet a collaboré à un documentaire commandé par la chaîne France 3 dont la date de diffusion n’est pas encore connue, et qui « ne contient aucune révélation couverte par cet accord ». Il y aurait donc bien des « révélations couvertes par cet accord »…
Le Seuil, éditeur du livre à venir en janvier-février, annonce que celui-ci traitera de l’entourage du roi. Ceux qui connaissent un tant soit peu le Maroc et son régime savent que toutes les décisions politiques importantes sont prises au Palais, dans le cercle intime du Cabinet royal, composé de cinq à six « potes » comme les désigne Omar Brouksy, auteur de Mohammed VI derrière les masques paru en septembre 2014. C’est le « Saint des saints » auquel le gouvernement marocain issu des élections n’a pas accès. Il est évident qu’il ne faut pas y toucher.
Donc, dans cette hypothèse, toutes les raisons existent de payer les journalistes pour qu’ils ne publient pas. La question reste : qui dans ce cas est le corrupteur et qui est le corrompu ? Le corrupteur apparaissant, bien sûr, plus répréhensible que le corrompu.
Je parierais bien que le Palais est ce corrupteur. Mille rumeurs énoncent d’autres cas où des valises remplies de billets ont voyagé entre Rabat et Paris, en particulier à l’époque de la présidence de Jacques Chirac (cf. Majesté, je dois beaucoup à votre père, de Jean-Pierre Tuquoi), mais pas seulement.
Respectons toutefois le principe de présomption d’innocence, celle que Me Dupont-Moretti, pénaliste expert, s’est empressé de bafouer en désignant avec tonitruance les deux journalistes comme des maîtres-chanteurs, alors que l’enquête commence à peine ! Admettons l’innocence du Palais royal en tant que corrupteur…
Il reste, puisque les 80 000 euros ont bien été apparemment versés, qu’il serait tout de même un peu corrompu… C’est moins grave, c’est vrai, mais enfin, ce n’est pas terrible pour l’image !
Hum ! Tout cela est embarrassant… Surtout quand on sait combien le régime de Rabat est à cheval sur son honneur, disons sur sa réputation. Personne n’a oublié la crise de l’an dernier avec Paris, quand le chef du contre-espionnage marocain, Abdellatif Hammouchi, avait été convoqué à une audience par un juge d’instruction français dans le cadre d’une plainte pour actes de torture, et, surtout, quand le film de Javier Bardem sur le Sahara occidental, Enfants des Nuages, rendait publique la confidence du représentant français à l’ONU selon laquelle le Maroc est une « maîtresse avec laquelle on dort toutes les nuits, dont on n’est pas particulièrement amoureux, mais qu’on doit défendre » !
2) Donc, hypothèse deux : le Palais royal veut échapper au cercle vicieux corrupteur/corrompu. La meilleure défense, c’est l’attaque ! Et il tend un véritable piège aux deux journalistes – qui en avaient peut-être eux-mêmes préparé un pour faire un scoop, mais certainement au plus petit pied, ils n’ont pas les mêmes moyens… – : dépôt de plainte, la police judiciaire française est dans le coup, des enregistrements clandestins sont effectués, l’argent est versé, on les prend « la main dans le sac » à la sortie du restaurant, et ils sont arrêtés et mis en garde à vue comme de vulgaires bandits…
Là je marque une pause, car je viens d’entendre Me Dupont-Moretti à la télé : d’après lui, ce serait la police judiciaire française qui aurait suggéré au représentant du Palais d’apporter de l’argent (les 80 000 euros) pour les donner aux deux journalistes… Euh, je croyais que le ministère public, qui dirige et contrôle la police judiciaire, avait une obligation d’impartialité dès le début de l’enquête, « fut-elle préliminaire » comme le signale Patrick Cahez dans son billet : http://blogs.mediapart.fr/blog/patrick-cahez/280815/catherine-graciet-et-eric-laurent-une-nouvelle-affaire-clearstream-ou-schuller-marechal ….
Beurk. Les pouvoirs publics français perpétuent donc ce vieux paternalisme à l’égard du régime marocain, que l’on protège à tout prix, au risque d’une justice inéquitable.
J’espère seulement que cette manœuvre se retournera contre ses auteurs.