Une nouvelle fois, à l’initiative de Médiapart, de la Ligue de droits de l’homme et des Amis de l’Humanité, est demandée la vérité sur l’assassinat de Maurice Audin. C’est la question posée depuis juin 1957 par Josette Audin, par ses avocats, Jules Borker et Pierre Braun, par Pierre Vidal-Naquet et Jérôme Lindon dans leur travail de divulgation de l’assassinat, par Laurent Schwartz et le Comité Maurice Audin, dont j'ai été proche comme directeur de La Cité-Éditeur.
Cette question n’a cessé d’être posée - pour l’affaire Audin et pour tous les « événements d’Algérie » qui ont été révélés dans le cours même de la guerre. Lors d’un colloque sur « L’histoire trouée, négation et témoignage », organisé en 2002 par Catherine Coquio, j’ai fait une communication sur « Le témoignage dans le travail d’histoire : l’exemple algérien » dont je reprends ici des extraits.
LE TÉMOIGNAGE DANS LE TRAVAIL D'HISTOIRE : L'EXEMPLE ALGÉRIEN
La guerre d'Algérie pose avec acuité la question de la place du témoignage au croisement des pratiques historiographique et juridique. Il est incontestable que le grand nombre de témoignages rapportés et publiés entre 1954 et 1962 est une source essentielle d'informations crédibles pour la recherche historique ou, à l'intention des juristes, pour qualifier les actes commis.
Ces témoignages de victimes, d'acteurs ou de témoins relatent, des couloirs de la villa Sesini et de la cité Ameziane aux « zones interdites », des camps de Paul Cazelles et Berrouaghia à la prison de Barberousse, en Algérie, comme de la rue des Saussaies à Paris à la rue Vauban à Lyon, en France, toutes les formes de la violence politique à laquelle il a été fait recours. Ainsi, après la signature des Accords de paix d'Évian et la fin des hostilités, il n'a pas été révélé de méthodes répressives qui n'aient été dénoncées dans le cours des événements ; les témoignages de victimes recueillis après l’indépendance de l’Algérie ont confirmé les faits, les lieux, les noms de tortionnaires révélés entre 1954 et 1962.
L'importance et la crédibilité des témoignages portés pendant la guerre tiennent au fait que la dénonciation de l'indicible fut, et cela dès les premières semaines du conflit, un moyen essentiel, voire le premier, pour stigmatiser la guerre coloniale conduite par les gouvernements de la Troisième puis de la Quatrième République. On sait les grandes difficultés que rencontrent les populations victimes de répressions à faire entendre leurs cris, raison pour laquelle, le plus souvent, l'horreur ne se dévoile pleinement qu'au terme du conflit. S'il n'en fut pas ainsi lors de la guerre d'Algérie, cela est dû au fait que, pour mener le travail de dénonciation, ce sont des Français, bénéficiant d'un accès à la parole refusé aux Algériens, qui furent le principal vecteur de la voix des suppliciés.
Face aux accusations de propagande contre leur pays, voire de trahison, dont ils se voyaient l'objet, toute fausse imputation permettant de contester les sévices, même les plus avérés, et de jeter le discrédit sur leur action, il était important de faire montre dans ce travail de divulgation de sérieux et d'être certains de l'authenticité des sources. Si déterminé qu'ait pu être l'engagement anticolonialiste de ces porteurs de témoignage, cette entreprise de rupture se devait de ne pas se confondre avec une action de propagande
Si l’on a en mémoire qu’une grande majorité de voix autorisées s’exprimaient contre tout abandon de l’Algérie et des sentiments d’une population pour laquelle tout naturellement, depuis les bancs de l’école, l’Algérie était française, si l’on rappelle les moyens dont disposait le lobby colonial pour maintenir ses privilèges et ceux déployés par le pouvoir et l’armée pour s’assurer le contrôle de l’opinion, si l’on prend en compte un racisme latent à l’encontre des populations nord-africaines, on conçoit combien il fut subversif de prendre position contre cette guerre et de dénoncer ses infamies[1].
Mais, malgré les entraves évidentes à vérifier les informations reçues, malgré les poursuites judiciaires et bien que leur publication fût soumise aux saisies « effectuées en vertu de la loi du 3 avril 1955, renforcée par un décret du 17 mars 1956, déclarant l’état d’urgence et autorisant les autorités administratives à prendre toutes les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature », des témoignages furent publiés dans Esprit, Les Temps Modernes, les Cahiers de Témoignage Chrétien, dans des publications comme Témoignages et Documents et Vérité-Liberté ou par les Éditions de Minuit, François Maspero ou La Cité-Éditeur ; cela permit de lézarder la chape de silence imposée par le pouvoir et de fissurer le discours colonial dominant jusqu'à influer sur le cours de la guerre.
Ce travail fut conduit de façon scrupuleuse, la démarche de Pierre Vidal-Naquet et Jerôme Lindon qui, effectuant un travail d'historien dans le présent, ont recomposé, dans le temps de la guerre, les conditions de l'assassinat et de la disparition de Maurice Audin, reste à ce titre exemplaire. Ces centaines de J’accuse que sont les témoignages de victimes rendus publics, allant de Mohammed Abbas Turqui à Saïd Zouaoui, récits souvent confirmés par des officiers et des rappelés, eurent, sur le cours des événements et dans le cheminement et la montée de l'opposition à cette guerre, une importance qui mérite d'être rappelée, ainsi La Question d'Henri Alleg a joué un rôle semblable à celui de la photo d'enfants, brûlés au napalm, fuyant sur une route, pendant la guerre du Vietnam.
Ces témoignages, étayés par les livres et documents filmés publiés ou réalisés après la fin des hostilités, contribuèrent aussi, on l'ignore trop, à l'échec de la « guerre psychologique », qui légitimait la torture ; échec si traumatisant pour ses instigateurs qu’il fallut près de 40 ans, et la guerre au Kosovo pour que « l’action psychologique » ne soit plus un sujet tabou dans les États-majors. Surtout, ces milliers de pages, véritables « archives citoyennes », constituent un dossier irrécusable à l'encontre de toute tentative ou volonté de déni.
Y a-t-il déni des crimes de guerre commis lors des événements d'Algérie ? À ce sujet, le débat engagé sur le « devoir de mémoire » apparaît fort ambigu. Il n'y a pas déni si l'on se réfère aux déclarations et aux écrits du général Aussaresses, lorsque le crime est revendiqué ou qu'il est avoué par le général Massu dans une interview[2]. Il n'y a pas non plus déni quand, dans des déclarations ou par l'apposition d'une plaque commémorative, la torture ou la répression du 17 octobre à Paris sont reconnues.
Toutefois, quand le recours à la torture comme méthode de guerre est présenté comme une bavure nécessaire et qu'il serait le fait de dérives individuelles, alors qu'il ne s'agit nullement d'actes isolés, spontanés, à la marge, mais que son usage récurrent fut couvert, alors s'insinue, par le biais d'une relativisation de la gravité des exactions, par un refus de leur caractère méthodique[3] et par la banalisation des actes de guerre, le déni. Déni bien réel quand il s'agit des ratonnades, des camps de regroupement, des bombardements aveugles, des exécutions sommaires, des « opérations homos », sur lesquels le mutisme reste entier.
Cette forme diffuse du déni, quipasse par la reconnaissance sélective de certains actes et l'occultation d'autres crimes de guerre ou crimes coloniaux, relève d'un raisonnement spécieux qui permet de dégager la responsabilité de la hiérarchie militaire et, des politiques, niveau auquel furent couvertes les exactions, niveau auquel furent prises les décisions, depuis le transfert des pouvoirs de police à l'autorité militaire jusqu'au recours au terrorisme d'État avec l'envoi de colis piégés. C'est là la finalité du clair-obscur qui entoure le « devoir de mémoire ».
On touche icià uneautre interrogation, le brouillage politique. Les principaux partis, de droite et de gauche, qui composent aujourd'hui la majorité et l'opposition furent, de 1954 à 1962, successivement au pouvoir. Stratégie politique ou inhibition, ces partis aujourd'hui récusent ou contournent la qualification des faits et les responsabilités dans la politique suivie et les moyens utilisés lors de la guerre ou, tout le moins, ils se refusent à les assumer pleinement. Aucun transfert de responsabilité des actes commis, comme il en est avec le régime de Vichy lors de la Seconde Guerre mondiale, n'étant possible, les conditions sont remplies pour une connivence tacite dans une attitude de silence et d'oubli. Ce brouillage se trouve renforcé en raison des tensions et déchirures qui traversent toujours la société française à propos des événements d'Algérie, les plaies physiques et morales qu'ils ont occasionnées demeurent et les sentiments exacerbés qui en résultent dans la mémoire collective n'autorisent toujours pas une approche dépassionnée du conflit[4].
La justification simplificatrice le plus souvent évoquée pour le détournement de l'examen des faits est le renvoi aux actes de l'adversaire. Il ne s'agit pas d'esquiver cet argument. Que les Algériens aient également à assumer des crimes de guerre, qu'il s'agisse d'exactions, de l'antagonisme entre le FLN et le MNA, de liquidations internes, de l'épuration des harkis - dans laquelle le gouvernement français porte lui-même une très grande responsabilité -, nul ne le conteste, mais cette question ne peut se résoudre par un « donnant donnant et nous sommes quittes. » Dans cette guerre, comme lors de tous les conflits si les crimes commis par l'autre partie peuvent expliquer certains actes, jamais ils ne les justifient.
Engrenage de la peur ou ivresse du carnage, il n’y a pas de guerre sans bavures, chacun est conscient de ce fait. Mais, quand il s'agit d'assumer des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, chaque État, chaque nation se trouve seule face aux décisions prises et aux actes commis, et au terme de la guerre le travail d'Histoire ne peut être conduit conjointement par ceux qui se sont affrontés, ne serait-ce que parce que chaque population a son vécu propre de l'événement, surdéterminé par son rapport avec son passé et sa condition présente. Ainsi, il faut accepter que l'occultation de l'événement, côté français, ou sa réécriture politique, côté algérien, sont deux réalités qui font obstacle à la réflexion, de plus, il est erroné de penser que les tabous seraient seulement en Algérie, de nombreux livres publiés par des auteurs algériens témoignent du contraire.
La confusion et les simplifications n’aident pas la réflexion. Dans le cas de la guerre d'Algérie, on ne peut ignorer une chronologie dans les responsabilités. Nul ne peut nier que la violence première fut, dès 1830, la violence coloniale : violence physique, violence morale, violence identitaire. On ne peut non plus négliger le fait que la France est un État de droit dans lequel les décisions gouvernementales, politiques, militaires, judiciaires, et leurs applications, doivent faire l'objet d'un contrôle. Plus encore, l'État français, au contraire du FLN, est un État de droit engagé par des instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme, au traitement des prisonniers et à la protection des personnes civiles en temps de guerre, qu'il a ratifié. Cela autorise que soit posée la question de la responsabilité des pouvoirs politiques, non pas dans un besoin de décisions judiciaires, mais pour comprendre l'engrenage et les logiques qui conduisent l'État à user de la violence politique et à la légitimer.
Ce refus des forces politiques d'assumer les décisions prises constitue un acte de déni qui se manifeste non seulement dans la réduction du débat aux seuls faits de torture. L'acte de déni se constate aussi dans l'entrave ou l'interdit qui frappe certains chercheurs, le secret d'État ne pouvant plus raisonnablement être invoqué, le refus d'ouvrir pleinement les archives, les obstacles dressés à leur consultation ou le fait que des documents accessibles aux historiens soient expurgés, sont à considérer comme participant d'un discours de la négation.
En raison de ces obstacles qui subsistent, dans le cas de la guerre d'Algérie, la masse de témoignages publiés constitue en raison de leur importance et de leur fiabilité, des « archives ouvertes » pour interpeller l'État afin qu'il donne une réponse sur les faits relatés et, s'il y a lieu, les récuse. Mémoire brute, plus factuelle que littéraire, dans ces témoignages, on trouve les noms des victimes, de lieux où les actes furent commis, de prisons, de camps de regroupement, de centres de torture, etc. Y sont précisés également des noms de tortionnaires, de leurs responsables hiérarchiques, mais y figurent aussi les noms de ceux qui ont porté secours aux suppliciés. Il est encore possible de vérifier les allégations et de procéder aux recoupements nécessaires, car, dans le jugement de crimes de guerre, la pire des calomnies ne sont pas les accusations mais le silence que l’on porte à leur égard.
Une telle démarche, introduisant le témoignage dans l'écriture de l'histoire, pourrait aider à répondre à l’interrogation de Pierre Vidal-Naquet formulée il y a quarante ans dans son ouvrage La Raison d'État :
Comment fixer le rôle, dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée ou de la police si nous ne savons pas d’abord comment l’État, en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes posés par la répression de l’insurrection algérienne, comment il a été informé par ceux dont c’était la mission de l’informer, comment il a réagi en présence de ces informations, comment il a informé à son tour les citoyens[5] ?
Que le pouvoir ait été informé ou non par ses services ou ses émissaires n’est pas une question secondaire, les gouvernements successifs furent alertés par ceux qui refusaient le terrible engrenage. Ils le furent au plus haut niveau, par Edmond Michelet, ministre de la Justice, Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement, Paul Teitgen, haut fonctionnaire, le général de Bollardière, par des écrivains aux convictions aussi différentes qu’André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Jean-Paul Sartre.
La reconnaissance d'avoir enfreint dans le cadre de la guerre les conventions sur les combattants, les prisonniers et les personnes civiles et la compréhension des mécanismes de ces dérives constitue un acte nécessaire, mais ces archives ouvertes offrent un champ de réflexions plus large et éclairent une autre face de la violence d'État à prendre en compte. On ne ressort pas indemne d’avoir pratiqué la question ou d'avoir participé à des ratissages. Les témoignages accumulés, on l'a dit, ne sont pas du seul fait des victimes, ils émanent aussi de témoins, ils ouvrent un terrain de recherche pour penser, transmettre et surmonter l'événement.
À l'encontre de la négation, la réflexion ne doit en effet pas se limiter au travail d'histoire sur la violence politique, mais doit s'accompagner d'un travail d'ordre psychologique. La torture avilit plus encore celui qui commet l'acte que celui qui le subit, et, pendant la guerre d'Algérie, la logique répressive a gangrené l'armée, mais aussi la société, jusqu'à menacer la République. Dénier les crimes de guerre revient non seulement à nier les victimes algériennes, mais également à ignorer le traumatisme infligé à une génération de jeunes Français, témoins ou acteurs. Au sortir du conflit, les témoins, comme les victimes, ont cherché à effacer l'abomination de leur mémoire, mais devant la difficulté à communiquer avec leur entourage, avec la société, qui, voulant tourner la page, ne souhaitaient ni les écouter ni les entendre, ils se sont alors murés dans leur silence. Le traumatisme du silence infligé à cette génération doit, lui aussi, être assumé. L'Histoire est obstinée et sans un travail sur l’histoire, les cicatrices ne s'effacent pas avec le temps ; ce sont elles qui fondent la pensée diffuse d'où ressurgissent, au détour des événements, la violence et la haine.
Aujourd'hui objet d'histoire plus qu'instrument judiciaire, le témoignage peut, dans le cas des événements d'Algérie, contribuer à établir la chaîne des responsabilités dans les prises de décisions, permettre de mieux connaître les mécanismes du recours à la violence politique. Il pourrait également permettre de réagir à l'interpellation de Sartre dans Une Victoire, écrit après la publication de La Question :
Les Français découvrent cette évidence terrible : si rien ne protège une nation contre elle-même, ni son passé, ni ses fidélités, ni ses propres lois, s’il suffit de quinze ans pour changer en bourreaux les victimes, c’est que l’occasion décide seule : selon l’occasion, n’importe qui, n’importe quand, deviendra victime ou bourreau[6].
Enfin, ce n'est pas là le moins important, ces témoignages feraient connaître les raisons et les motifs de ceux qui ont refusé l'engrenage de la violence d'État. Le « devoir de mémoire » n'est pas péché et repentance ; il est pédagogique ou rien.
De La rose blanche aux « archives citoyennes », la mémoire n’est pas faite que de mauvais exemples et le refus du crime de guerre constitue un acte civique. Comme l’écrit Karl Jaspers dans La Culpabilité allemande : « Celui qui est resté passif sait qu'il s'est rendu moralement coupable chaque fois qu'il a manqué à l'appel »[7]. C'est cet enseignement qu’interdit encore un travail de mémoire embarrassé par le déni.
[1] Résister à la guerre d’Algérie par les textes de l’époque, préface de T. Quemeneur, postface de N.A., « Les Petits matins », 2012
[2] Le Monde, 2 novembre 2000
[3] Le concept de « guerre révolutionnaire », théorisé par le colonel Lacheroy était enseigné, dès 1953, au Centre d’études asiatiques et africaines, dans la caserne Lourcine, à Port-Royal.
[4] Brouillage que la montée électorale du discours politique qui était alors celui des poujadistes et des ultras de l’Algérie française ne tend pas aujourd’hui à dissiper.
[5] Pierre Vidal-Naquet, Le Raison d'État, Les Éditions de Minuit, 1962, rééditions La Découverte, 2002.
[6] Jean-Paul Sartre, Une Victoire, La Cité-Éditeur, 1958.
[7] Karl Jaspers, La Culpabilité allemande, Les Éditions de Minuit, 1948.