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Billet de blog 18 août 2025

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À propos d’Alger, 1963 : Jacques Vergès dans un nid d’espions

L’article publié par Mediapart Alger, 1963 : Jacques Vergès dans un nid d’espions, de Patricia Neves, rapporte des éléments de notre entretien qui m’amènent ni à rectifier ni à contester, mais à apporter des précisions sur quelques points pour les inscrire dans le vécu du moment, celui de l’indépendance de l’Algérie.

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L’article publié par Mediapart « Alger, 1963 : Jacques Vergès dans un nid d’espions », de Patricia Neves, rapporte des éléments de notre entretien qui m’amènent ni à rectifier ni à contester, mais à apporter des précisions sur quelques points pour les inscrire dans le vécu du moment, celui de l’indépendance de l’Algérie, du Tiers-Monde « zone des tempêtes » et des divergences sino-soviétiques qui suscitaient toute l’attention de la  CIA, nous n’en doutions pas. 

Prenons les points dans le fil de l’article. 

I - Dans le bouillonnement des mouvements indépendantistes, tiers-mondistes et des services qui se croisaient dans l’Alger post indépendance, l’échange entre le photographe et Richard Gibson est d’une grande banalité : rien de plus logique à ne pas répondre « Pourquoi on est là ? » L’article de Patricia Neves le fait entendre, Marc Schleifer sait que Gibson travaille à Révolution Africaine et cherche le contact afin d’y introduire le photographe pour les fins qui sont les siennes.

II - Il n’est pas exact de dire que « le magazine ne va pas durer longtemps. » Si Jacques Vergès qui en a été l’initiateur en fut le responsable seulement de février à juin 1963, Mohamed Harbi lui a succédé, puis Amar Ouzegane jusqu’en 1965. Révolution Africaine n’aura cessé de paraître qu’en 1969.

III - Que la CIA veuille « déterminer les canaux de financement et de distribution » de Révolution Africaine est un champ d’investigation qui surprend : « Je vais tout vous dire », il n’y a pas de secret, l’Algérie est indépendante et l’État algérien, le FLN, sont en mesure de financer un hebdomadaire et de le distribuer sur le continent africain dont l’Algérie est alors l’épicentre politique. Sa version anglaise, African Revolution, seconde langue de la colonisation sur la contient africain, recevait un important soutien en abonnements de la Chine. Là non plus, pas de secret, les envois étant effectués de Suisse, où la revue était imprimée, par la voie d’un transporteur international.

Les préoccupations de la CIA portaient certainement plus sur le rôle, l’influence et les liens de Révolution Africaine sur le continent africain et dans le Tiers Monde en raison de sa ligne anticolonialistes que l’Algérie symbolisait et de ses positions favorables à Pékin dans le débat idéologique entre les partis chinois et soviétique.

 IV - Ainsi le CIA s’interroge : « Où et par qui le travail éditorial est-il réalisé ? » À ce sujet on lit lit que Vergès « semble être basé à Paris. » Cela rend perplexe sur les sources d’informations, quand Jacques Vergès était responsable de Révolution Africaine le travail de rédaction, qu’il dirigeait, était effectué à Alger et Vergès était basé à Alger et non à Paris.

IV - Toujours selon la CIA : « Toutes les demandes de renseignements sont adressées à Lausanne. » Quelles demandes, adressées à qui ? Cela rend encore plus perplexe car, si le bureau de Révolution Africaine pour la Suisse était à Lausanne, aux éditions que je dirigeais, son rôle était de créer les conditions pour l’impression en Suisse d’African Revolution, digest mensuel de Révolution africaine. Il était en effet difficile de l’imprimer en Algérie en raison du manque de typos en mesure de travailler sur le plomb en anglais. Les contacts de Lausanne avec Alger avaient donc pour objet l’impression d’African Révolution et sa distribution, sans aucune responsabilité éditoriale, un travail mené au vu et au su de tous ; les fiches de la police fédérale suisse me concernant en témoignent.

IV - Les mesures de « clandestinité » dont il est fait mention dans l’article sont celles observées durant la lutte de libération algérienne, jusqu’en 1962. Après 1962, le téléphone existe, les courriers « codés » ne sont plus nécessaires ; cela ne signifie pas que l’on bavarde à tout vent : la CIA et d’autres sont là, Patricia Neves le confirme.

 V - L’anecdote de Gibson et Nestlé demande précision. Jacques Vergès m’informe à Alger de la venue de Richard Gibson et de sa femme à Lausanne pour effectuer la traduction de l’édition anglaise. Je n’ai jamais rencontré Richard Gibson et, dans la fourmilière activiste qu’est Alger, je suis prévenu qu’il serait un agent de la CIA. J’en fais naturellement part à Jacques Vergès, qui me précise qu’il a connu Gibson au Maroc comme journaliste collaborant à des journaux blacks aux États-Unis. Vergès me dit alors : « Tu regardes. »

VI - J’ai regardé, il en est ressorti deux faits. Le premier, la proposition de Richard Gibson d’envoyer une lettre à Nestlé pour dire que s’ils ne donnent pas d’argent, on écrira un article contre eux. Je l’en dissuade : si cela à cours aux États-Unis, la Suisse n’est pas propice à ces méthodes.

Le second, l’Afrique du Sud, organise une exposition officielle. Lors de l’inauguration, à l’initiative de Richard Gibson, des exemplaires d’African Revolution comportant des articles sur l’apartheid sont introduits dans l’exposition. Cela suscite une vive réaction diplomatique de l’Afrique du Sud auprès du gouvernement suisse qui décide l’expulsion de Gibson et de sa femme et d’interdire l’entrée en Suisse à Jacques Vergès. L’incident s’ajoute à mon dossier de police qui constituera, en 1967, le motif de mon expulsion de Suisse comme citoyen suédois. En application de la décision, Richard Gibson quitte la Suisse pour Paris où il rejoint la rédaction de Révolution Afrique, Asie, Amérique latine, éditée par Jacques Vergès après qu’il a été remplacé à la tête de Révolution africaine.

Prévenu, j’ai donc regardé ; nous avons eu, avec Richard Gibson, des échanges de travail, des relations cordiales, s’en tenant à la règle chacun n’a besoin de savoir que ce qui le concerne. Rien n’est venu corroborer l’accusation d’agent de la CIA - les deux faits rapportés (Nestlé et l’Afrique du Sud) et son expulsion n’en font pas un agent. C’est mon sentiment à son départ de Suisse.

VII - Le fait que Jacques Vergès avait un fonctionnement très exclusif, c’était sa personnalité, son égo, son efficacité. Il aimait fasciner, il aimait transgresser, il aimait défier : « Si on me marche sur le bout du pied, je plante mon couteau dans le cœur. »

VIII - Révolution Africaine n’était pas un cercle communiste, mais réunissait des anticolonialistes, en majorité du tiers-monde, la composition de sa rédaction et le contenu du journal en sont la preuve. Il s’impose, pour la compréhension des faits, d’établir une distinction entre l’hebdomadaire Révolution africaine publié à Alger et le mensuel Révolution Afrique, Asie, Amérique latine publié à Paris, ce sont deux moments distincts.

Je n’ai jamais su, ni n’est ai jamais demandé à Jacques Vergès les raisons qui l’ont amené à quitter Révolution africaine ; elles s’inscrivaient dans les divergences au sein du FLN ayant marqué le Congrès de Tripoli. Pour moi, et d’autres militants et militantes, l’Algérie était confrontée à la complexité des questions qui se posaient à elle et à son peuple après cent trente-deux ans de colonialisme et huit ans de guerre. Ma position, partagée, était : l’Algérie est indépendante, ce pourquoi nous nous étions engagés est acquis, « On ne va pas faire la révolution dans un autre pays quand on n’est pas capable de la faire chez soi. »

IX - Je crois volontiers, n’ayant jamais participé à un échange avec eux deux réunis, que la CIA était mieux informée que moi sur les rapports entre Vergès et Gibson. Mais quand il est affirmé « Alors que les pages du premier numéro de Révolutionne sont pas encore envoyées à l’imprimerie, à Lausanne, la CIA a – au moins – trois sources différentes qui lui fournissent des informations concordantes », cela interroge :

Révolution africaine n’ayant jamais été imprimé à Lausanne et, s’il s’agit d’African Revolution, la revue était traduite et composée en Suisse, il n’y avait nul besoin d’un envoi de pages d’Alger !

X - Selon mes informations, quand Richard Gibson a quitté Paris pour l’Angleterre, après sa dénonciation comme agent dans Révolution Afrique, Asie, Amérique Latine, c’est le frère de sa femme qui a payé leur voyage et celui de leurs enfants. Un agent de la CIA n’a pas besoin de cette aide. Gibson était-il, dans ce moment, un agent ? Je reste sans réponse, les articles de Patricia Neves apportent des éléments sur les sinuosités de son parcours.

Dans tout agissement, les acteurs ne disposent jamais de toutes les données, les services moins encore.

Nils Andersson

PS : Les précisions que j’apporte n’apporte pas des révélations, tout étant écrit dans Mémoire éclatée, publié aux Éditions d’En Bas, en 2017. 

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