C’est là, un enchaînement de réactions qui commence avec la parution d’un livre d’Anne Weber, Annette une épopée, le récit d’une vie exceptionnelle, celle d’Anne Beaumanoir, engagée dans la résistance, engagée dans le soutien au peuple algérien, engagée toujours, puisqu’aujourd’hui elle est l’une des initiatrices du Conseil National de la Nouvelle Résistance qui vient de se créer. Interviewée par Le Monde, Anne Weber précise son approche dans son travail d’écrivain avec ce livre : « Dans un cas comme celui-ci, les questions de forme et de morale coïncident. Employer la première personne ou mettre dans la bouche d’Annette des propos inventés m’aurait profondément répugné. Il m’aurait semblé d’une prétention inouïe d’écrire à sa place ou d’élaborer une reconstitution. »
Un livre à lire.
Le Monde littéraire du 21/22 mai, lui consacre une page dans laquelle est cité un passage se rapportant à la guerre d’Algérie : « Annette, bientôt, ira plus loin. Francis Jeanson avec son petit groupe de gens n’est pas assez discipliné pour elle qui, dès l’adolescence, a pris les habitudes précautionneuses des résistants. Elle n’aime pas trop cette nonchalance qui est la sienne, et il y a autre chose aussi : ce qu’ils font, il n’y a pas de doute, c’est bien, et Jeanson est un type sympa, mais a-t-il réellement besoin d’une Mercedes comme “voiture de fonction” ? Et puis il y a d’autres petits trucs, rien de vraiment important sans doute, des trucs qui lui déplaisent comme par exemple cette façon qu’il a d’agiter un billet depuis son canapé afin de signifier à la femme de ménage d’aller lui acheter du scotch. (…) Rien de grave, assurément, rien du moins qui ne soit pas courant en ce temps-là, mais c’est comme ça. » Il n’y a pas une virgule à changer à ces dires, sauf que cet extrait, hors de son contexte, mis en exergue dans l’article, jette un discrédit sur ce que fut le rôle de Francis Jeanson, du réseau Jeanson et des autres réseaux.
Cela peut faire oublier que ce ne fut pas un jeu et que les insoumis et déserteurs ou membres des réseaux de soutien, qui ont fait le choix d’être solidaires avec les militants du FLN, ont pris le risque de l’exil ou d’être condamnés, comme le fut Annette Roger - le surnom alors d’Annette Beaumanoir -, jusqu’à dix ans de prison. On peut se limiter à dire que sans les réseaux de soutien l’Algérie aurait été indépendante, mais, pour les militants du FLN en France, cela aurait été plus difficile. Toutefois, l’extrait publié dans Le Monde, de plus mis en exergue, dans ce qu’il désigne Francis Jeanson, justifie un retour à ces années, à son rôle et ses dires dans le cours des choses.
Il a eu le mérite de publier en 1955 L’Algérie hors la loi puis de comprendre que la solidarité spontanée, individuelle, qui se manifestait pour les Algériens devait, en raison de l’intensification des mesures de répression, passer à un stade plus organisé. Il est celui qui, dès 1957, a conceptualisé ce passage. C’est pourquoi, alors que Francis Jeanson a une place reconnue comme intellectuel sartrien, il va devenir pendant la guerre est rester après l’indépendance de l’Algérie, un traître, un ennemi, une mauvaise conscience ou un frère.
En septembre 1958, il explicite sa démarche dans le numéro 1 de Vérités Pour, publication « clandestine », qui sera l’expression du réseau : « Nous n’avons pas le culte de la Vérité en soi, de la Vérité absolue : nous lui préférons les hommes réels, nos concitoyens, nos camarades, nos frères, ceux auxquels notre sort, ici même, est lié. Si nous cherchons à y voir clair sur les composantes actuelles de ce sort commun, ce n’est pas un pur souci de lucidité. Nous n’avons que faire d’une lucidité qui se complairait en elle-même et nous avons déjà vu trop d’esclaves avertis, trop de victimes marchant docilement, mais en toute conscience à la rencontre de leurs bourreaux. Tout le monde aime la vérité ; tout le monde voudrait la connaître. Mais qu’importe que nous la connaissions si nous n’en faisons rien, si sa vision nous stupéfie, nous plonge dans une sorte d’hypnose, si elle nous incline au fatalisme et fait de nous les plus avisés des somnambules. » Il ne s’agit pas d’une proclamation, d’un appel au soulèvement, mais d’une mise en question de soi : être somnambule ou être engagé.
Dans Notre Guerre, que Francis Jeanson publie en 1960 aux Éditions de Minuit, après l’arrestation du réseau qu’il avait constitué, il écrit, loin des slogans, cette considération sur les questionnements que posent les choix faits et la complexité de tout engagement : « L’adversaire n’est pas tout mauvais, l’ami n’est pas tout bon, c’est sur cette réalité qu’il faut décider de sa ligne de conduite » Et, à une question de Maurice Maschino sur l’efficacité de cette action militante qui avait réussi à lier dans un travail commun, chrétiens, bolchéviks et dreyfusards, pour reprendre la formule de Pierre Vidal-Naquet, Francis Jeanson lui répond : « Il semble que notre action a contribué de façon décisive à un dégel de l’opinion publique… Aujourd’hui, tout le monde reconnaît que notre attitude est une attitude politique ; elle est étudiée et discutée partout, aussi bien parmi les ouvriers que parmi les étudiants… Je crois que nous avons fourni dans la mesure de nos moyens, c’est-à-dire compte tenu de l’impréparation générale du contexte politique français, une aide efficace aux militants de la révolution algérienne. Mais sur ce point, c’est à eux de se prononcer plutôt qu’à nous. »
Sur ce point, que disaient ceux dans l’autre camp, ceux qui s’opposaient à l’indépendance de l’Algérie ? Tout en sachant distinguer ce qui relève de la déclaration politique de la vérité, le 14 septembre 1960, dans Carrefour, Jacques Soustelle déclare : « Qu’on ne nous présente pas M. Jeanson et ses complices comme des rêveurs inoffensifs. On a tout lieu de penser que leur organisation clandestine est fort efficacement montée. Le peu qu’on en sait montre que sa structure est conforme aux règles les plus éprouvées de l’action secrète, avec ‘coupures’, ‘boîtes aux lettres ‘, domiciles cachés. »
Arrivé au terme des enchaînements, il faut saluer le livre d’Anne Weber, rendre hommage à la vie exemplaire d’Anne Roger, celle dont il est question dans les années rapportées et remettre dans son contexte la vérité de l’extrait mis en exergue par Le Monde.
PS : Pour l’après indépendance, dans son livre La révolution algérienne, problèmes et perspectives, publié en 1962 chez Feltrinelli, Francis Jeanson écrit : Le « peuple algérien finira bien par s’exprimer, si peu qu’on l’ait aidé à le faire, et quelles que soient même les embûches qu’on aura pu accumuler sur sa route. »