Intervention faite lors de l’hommage à François Maspero organisé par Médiapart, la Maison de l’Amérique du Sud, les Éditions du Seuil et la Maison des passages, le 19 octobre au Théâtre de l’Odéon.
Nous sommes en 1959, François Maspero publie Jean Jaurès, Pietro Nenni, Franz Fanon, ses éditions sont nées ; c’est là un apport essentiel au renforcement du front éditorial anticolonialiste ; plus encore, les éditions et la librairie La Joie de Lire vont devenir en France et au-delà un incomparable vecteur des luttes, pensées et utopies révolutionnaires. Je viens à Paris pour lui proposer de diffuser en Suisse, comme ceux de Jérôme Lindon, ses livres. La Joie de Lire et l’exceptionnelle équipe initiale qui l’anime, Marie-Thérèse Maugis, Jeanne Mercier, Georges Dupré, occupent alors le rez-de-chaussée du 40 de la Rue Saint-Séverin, un escalier en colimaçon, si mon souvenir est exact, m’amène au sous-sol, qui tient alors lieu de siège des éditions. C’est notre première rencontre : son regard qui vous interroge, son sourire qui le protège, une attitude partagée de réserve où les silences comptent autant que les paroles, il ne fut pas besoin de longs palabres pour se comprendre. Le lien créé, les années allaient témoigner ce que sa subtilité, sa complexité, recouvraient de fidélité.
Notre relation d’éditeur ? Je m’en réfère à François lui-même qui a écrit : « Les échanges dans le domaine de notre commun métier, comme avec les éditions espagnoles Ruedo Iberico, restent un cas exceptionnel dans les vingt-deux ans qu’a duré ma vie d’éditeur. Nous aimions avec passion notre métier. Mais nous n’avions qu’un intérêt modéré pour la profession. Nous nous étions engagés dans le métier par envie et goût d’agir, et de manifester ce goût par quelque chose de concret et si possible de beau, du moins convenable, que l’on pouvait tenir dans ses mains : un livre… »[1]. Livres qui, en ce temps, participent à un travail de divulgation, de dénonciation, d’insubordination, qui suscitent procès et attentats ou plus banalement pour éviter les saisies du Ministère de l’Intérieur en vertu « de l’état d’urgence » et que les ouvrages soient maculés par un tampon « non admis, loi du 29 juillet 1881 », ce « travail de fourmi » qui consistait à ficeler et ficeler encore de petits paquets postaux, puis à les déficeler à leur arrivée.
C’était le temps de la guerre d’Algérie, le temps de l’insoumission, nous étions engagés dans les mêmes réseaux de soutien, mais si nous avons toujours échangé nos projets éditoriaux, cloisonnement oblige, nous ne parlions jamais de nos activités militantes. Sauf nécessiter, par exemple quand François demande d’organiser une rencontre avec Francis Jeanson à Lausanne, un des objets, « Vérité Pour », la publication clandestine initiée par Francis Jeanson. Vigilant, en raison des menaces courues, François l’était, surveillé, également ; ainsi, cette note de la police lors de l’un de ses passages en Suisse qui précise : « On a pu savoir que l’inconnu pourrait avoir un nom comme ‘Maspero’ ou venir d’une localité de ce nom ».
Édition et militantisme intimement lié, François fait paraître la revue Partisans, expression de la génération algérienne, cette génération à laquelle le tissu social, les institutions, les partis, les médias n’ont pas apporté de réponse à ses questionnements et qui eut pour alternative, choix individuel, mais nullement individualiste : la culpabilité dans la soumission ou l’illégalité dans l’insoumission. Étant interdit de territoire français, je ne pouvais que rarement participer au comité de rédaction. François décide donc d’organiser une réunion à Lausanne. Nous nous retrouvons aux éditions La Cité avec Jean-Philippe Talbo, Gérard Chaliand, Georges Mattei… La réunion peut commencer, les regards se tournent vers François qui nous déclare « Moi, je n’ai rien à dire », éclat de rire général, déplacer une réunion de Paris à Lausanne pour n’avoir rien à dire… Cela n’était en rien une boutade, François nous interpellait : « Qu’avez-vous vous à dire sur Partisans ? » Une mise en responsabilité à laquelle il ne fut, il est vrai, pas toujours répondu.
Les époques ne se ressemblent pas, ces années furent un moment d’intenses confrontations, comme elles le sont dans un tout autre contexte aujourd’hui ; mais s’il est une distinction à faire, actuellement nous sommes annihilés par la confusion des idées, le morcellement des pensées, la dissolution des projets, les protubérances de l’individualisme, alors on l’était par le carcan des dogmatismes, les codes des certitudes. Contre cela, le sens donné à son projet éditorial, ce gisement que représente le catalogue des éditions et ce lieu unique de diffusion militante que fut la Joie de Lire l’attestent, la contribution de François Maspero fut grande à ouvrir et libérer le champ dans lequel était enfermé le débat idéologique, politique, sociétal. Il se mit pour cela totalement en question, ce qui lui valut certes prodigalité de reconnaissances, mais aussi, plus encore, de profondes meurtrissures qui n’ont cessé de l’accompagner.
Le travail du traducteur, la place de l’écrivain, le rôle de l’éditeur sont rappelés ce soir ; concernant l’éditeur, je citerai à nouveau François : « Qui dit profession, entend aussi carrière, ce n’était pas notre propos. »
[1] Postface à Livre et militantisme, La Cité Éditeur 1958-1967, Editions d’En-Bas, Lausane, 2007.