Je n’ai accès qu’à ce que mes adolescents veulent bien me dire. Par là, j’entends que je suis leur professeur et que j’incarne d’office une des figures d’adultes contre lesquelles ils sont en construction. J’ai beau proposer de la bienveillance, tenter de l’incarner, je ne peux pas leur faire cracher n’importe quel morceau. C’est le biais majeur de mon observation, dans la mesure où je ne suis pas participant à proprement parler mais les observe dans un environnement où c’est inimaginable qu’ils oublient ma présence et ne seraient au naturel qu’en mon absence.
Je les essentialise d’une certaine manière, « les jeunes », et je ne peux étudier que ce que j’obtiens en surface, le croisant avec mon expérience propre en tant que jeune, ce que j’entends dans les médias, ce que je lis dans les livres et vois dans les films. J’écris ça car beaucoup de choses que j’entends et vois en classe me questionnent : sont-ce des comportements que j’aurais pu avoir à l’époque ? Est-ce une image que j’aurais pu renvoyer auprès de mon enseignant ? Et, au-delà de ça, qu’est-ce que je pensais dans le fond, quelles étaient mes convictions et qu’aurais-je répondu à l’époque si mon prof m’avait dit « ce cours c’est le vôtre, c’est vous qui choisissez ce dont vous souhaitez parler. Un sujet que vous avez envie de mieux connaître. Quelque chose qui vous étonne. Un avis que vous avez et souhaitez partager ou remettre en question. Un sujet sur lequel vous souhaiteriez entendre vos camarades. » Il y a ce que j’aurais alors dit, risquant de paraître pour un élève potentiellement lèche-cul – désormais ils appellent ça un suceur – et ce que j’aurais pensé.
Quand je leur demande ça, je fais mille détours. Pour qu’ils se centrent sur leur pensée. Qu’ils oublient presque l’endroit où ils sont. En quelque sorte, je les hypnotise dans l’optique qu’un crie Eurêka et me livre un sujet clé en main. Je prends mon temps donc. Je passe dans les rangs, leur dis de penser à des films qu’ils ont vus, des mangas qu’ils ont lus, des phrases qu’ils ont entendues… Le calme est plat. Et moi, en règle général, je ne parle pas beaucoup, ce qui rend la chose presque contre-nature. Mais bon, j’en remets une couche et les abreuve de perches.
Parfois ça finit par un élève qui vient me voir après la sonnerie, timide, attendant que les autres partent et disant « moi j’aimerais bien parler de pourquoi il y a une langue différente dans chaque pays » ou « ce que Kevin a dit c’était intéressant, le sujet sur le port d’arme aux Etats-Unis, ça ça m’intéresse ». Ok, c’est noté. Après, moi je fais ma tambouille pour essayer de rapprocher le tout du vaste programme que nous avons, en l’occurrence le sixième module intitulé « s’ouvrir à la pluralité des cultures et des convictions ».
Ces petits tout mignons qui viennent me voir en fin d’heure sont différents de leurs homologues qui les remplacent en s’asseyant dans le bruit. Elles et eux, je les ai depuis un petit mois et je ne les connais pas. Je leur ai dit qu’en début d’année je propose normalement un questionnaire à mes élèves pour mieux les connaître mais là je n’en ai pas eu l’occasion. Au premier cours je leur ai donc demandé de quoi ils souhaitaient parler et vu qu’ils me laissaient dans un silence littéral je leur ai coupé du papier. Des petits morceaux. « Ecrivez les sujets que vous souhaitez traiter. » Je me suis dit que l’anonymat, peut-être, les débriderai, tout en espérant qu’ils seraient assez intelligents pour ne pas écrire d’âneries déplacées. Au dépouillement, voici ce que j’ai pu déchiffrer : L’esclavage ; La pédophilie ; C’est quoi l’amour et comment fait-on ça ? ; Autisme ; Dismorphophobie ; Racisme ; Les pays ; Guerre 39-45 ; Homophobie ; Le travail de président et la dictature ; Les gays sur les réseaux sociaux ; Le sexisme ; Les gays ; LGBTQI. Des sujets en somme, mais aucune idée de comment ils souhaitent les traiter. La prochaine fois, je devrais plutôt leur demander de poser une question.
On m’a déjà demandé dans une autre classe de travailler sur l’homophobie. C’était une élève « invitée ». J’entends par là que mes élèves me demandent parfois de faire venir un.e ami.e qui a une heure de trou – on dit ici une heure de « fourche », ce qui est plus joli – et devrait aller en études. Je suis toujours partant, prenant la personne invitée entre quatre yeux et lui disant qu’elle est là pour travailler, que si son comportement ne me va pas je lui dirai de sortir et qu’elle le fera sans broncher. Deal ? Deal. Je n’ai jamais eu besoin de recourir à la sortie et j’en suis bien aise.
Cette élève m’a dit, à l’oral, qu’elle aimerait parler d’homophobie. Elle a l’air douce cette élève, elle parle lentement, articule, lève la main, se met à côté de son hôte et lui parle un peu mais pas trop. On a le sujet effectivement, mais bon, je ne vois pas trop où elle veut en venir. « L’homophobie, ok, mais quoi l’homophobie ? Tu souhaites savoir ce que c’est ? » Elle sait ce que c’est. Elle répond tout simplement : « non, je veux juste savoir pourquoi ça existe. » Je suis un peu déboussolé. Et là quand j’écris je pense à What’s Going On ? de Marvin Gaye et au ton qu’il emploie pour chanter cette chanson. Oui, l’élève est étonnée et me demande ce que c’est que cette histoire. Pourquoi ça existe.
Ca peut ne pas vous paraître étonnant. Je m’explique. Sur une année d’enseignement, il y a de nombreuses fois où la question a été évoquée dans mon cours. Déjà, pour savoir si je suis gay ou pas. Ensuite, parce que des insultes homophobes ont pu être dites en classe et que j’ai interrompu mon cours pour rebondir. Ensuite, parce que non pas une insulte mais une opinion sortie à la volée a été dite et entendue et qu’on ne peut pas rester là-dessus.
La suite de ce récit serait nécessairement désagréable si je rentrais dans le détail et je crois que je n’en ai pas envie. Je résumerai en disant que j’ai eu une heure de cours où, tâtonnant, les élèves des petits papiers étaient mous. On avait parlé de commerce triangulaire et d’esclavage la semaine précédente. Quelques élèves se souvenaient de ce qu’il en ressortait. J’ai demandé de quoi on parlerait cette semaine et un élève a proposé la dictature. D’autres ont dit « non pff c’est nul » sans rien proposer. Nous avons mené un vote concernant les sujets cités ci-dessus et trois ou quatre mains se sont péniblement levées. C’était mou. Léthargique. « On part sur la dictature ? » Une nouvelle opposition, frontale, qui ferait penser aux débuts du film La Vague où les élèves sont soulés à l’idée même de reparler du nazisme. Je ne me débine pas, m’arme de patience – j’en ai beaucoup trop je crois – et dis : « si tu fais une critique, il faut qu’elle soit constructive. Si tu dis non, tu proposes autre chose. Donc, ma chère, tu ne souhaites pas parler de la dictature, je comprends. Que préfèrerais-tu évoquer dans ce cas ? »
Vous l’avez : l’homosexualité. J’en ai parlé 45 minutes au cours d’avant, je leur ai dit que peut-être ce serait bien d’aller sur une autre thématique mais non, ils veulent parler de ça. La classe précédente était tolérante, connaissant un effet de foule aux conséquences positives : personne ne semblait concerné par l’homophobie. Personne n’en avait jamais été acteur. Personne ne tentait quoi que ce soit qui pourrait paraître déplacé. Ils se sont, selon moi, censurés. Je veux dire par là que la norme, dans ce petit groupe, était du côté de la tolérance et du respect. Une remarque homophobe aurait solidarisé le reste du groupe contre son émetteur.
A l’inverse, là, on y est allé de plain-pied. Et je dis que je ne souhaite pas en parler mais je vais quand même en dire deux mots édulcorés. Pas sur le contenu mais plutôt sur mon ressenti par rapport à ce qui s’est dit en classe.
D’une, une extrême confusion. Une méconnaissance pour la plupart – souvent les plus véhéments cela dit – de ce qu’est l’homosexualité. Une mise dans le même panier de l’orientation sexuelle et des questions de genre où tout ce qui « fait fille » doit être pour les filles. Et donc, moi qui pose mes questions pour essayer de déceler les liens logiques qui constituent cette pensée. Qui précise les termes car sinon on ne sait pas de qui on parle. Qui, dans l’ensemble, n’est pas écouté par la personne qui me parle.
De deux, une extrême solitude. A treize ans, ils sont pétrifiés à l’idée d’être assimilés à l’homosexualité. Et donc, quand ils me demandent « vous êtes pour ou contre ? », une incompréhension. Ce n’est pas la première fois qu’on me pose cette question. Là ils ont treize ans mais à dix-sept ils en font de même. Là encore, essentialisation, et quand j’écris « ils » entendez par là : celles et ceux qui sont élèves dans l’établissement secondaire où je suis, qui osent prendre la parole, que j’entends, dont j’ai retenu l’intervention et dont je souhaite vous parler. N’empêche que je me retrouve face à un tout où je suis quasiment la seule personne à prendre la parole en faveur d’un respect de son prochain. Pourquoi ? Parce que quand je dis que je suis pour les droits des homosexuels au même titre que je suis pour les droits de n’importe quel humain qui vit sur cette terre, tout ce que je reçois comme réponse c’est un élève qui me demande « et si un homme avec une robe et des talons vient vous demander un rencard vous dites quoi ? ».
Rien ne va dans cette intervention mais il convient de ne pas s’énerver car il y a mille questions à poser à ce jeune homme, mille manières de décortiquer son propos pour lui dire ce qui ne va pas. Préjugés, stéréotypes, discrimination, confusion, erreurs de raisonnement… Je pourrais commencer par expliquer que c’est bien différent l’orientation sexuelle et le genre. Ah tiens, je l’ai fait il y a dix minutes.
De trois, une extrême incompréhension. Est-ce que j’ai servi à quelque chose avec ce cours ? Je crois avoir donné un peu de visibilité à la question, avoir incarné une figure qui défend les droits de toutes et tous à disposer de leurs corps, avoir remis en cause des rhétoriques toutes faites auxquelles certains élèves croyaient. Je crois, j’espère, que certaines et certains mutiques ont entendu et trouvé du réconfort, la possibilité de paix. Je crains aussi avoir donné une tribune à d’autres, qui osant et parlant plus fort n’ont fait que donner leur avis sans avoir envie pour un sou d’en changer. Et j’en viens à la problématique de ce cours qui est d’aider les élèves à se construire un esprit critique, notamment en prenant de la distance avec tout ce qu’ils pensent être naturel. Ai-je, à travers ce cours, permis de faire pencher la balance vers plus d’égalité et de fraternité ?
Enfin, j’en viens à vous. Car parfois dans mes classes je suis démuni mais parfois aussi j’ai des éclairs de génie. Pas dans le sens où j’en deviens un, mais plutôt que j’ai une répartie qui fonctionne, qui tape là où il y avait un problème, un truc à questionner. Quand j’arrive à être constructif, à avoir l’attention de l’élève et à réussir à le faire réfléchir frontalement sur ce qu’il dit. Est-ce que, face à des propos et attitudes homophobes, vous avez déjà eu un argument, une approche qui fonctionnent plus qu’une autre ? L’argument qu’on sort et paf, plus personne. Je sais qu’il n’y a pas de recette magique mais parfois c’est si dur d’assister à toute cette violence…
Parce qu’après ce pénible mercredi passé entre tristesse et colère, entre nous, je me suis senti l’âme d’un gauchiste invité sur le plateau de Pascal Praud. Et que ça, je ne le souhaite à personne.
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