J'ai entamé la lecture d'un rapport sur l'enseignement de la citoyenneté en Europe. Je dis "entamé" non pas parce que je l'ai lâché mais parce que c'est mon ordi qui m'a lâché. Je vous écris donc depuis un vieux mac, celui que ma sœur a reçu pour ses dix-huit ans il me semble puis qu'elle m'a offert cinq ans plus tard pour les miens. Il s'appelle Nat King Cole, allez savoir pourquoi mais j'ai toujours trouvé que c'était un nom super cool, sans connaître forcément sa musique. Il a un format tout carré, il date de 2005, voilà. Je vais passer aux choses intéressantes maintenant. A ce qui vous amène tout du moins.
Donc, ce rapport disait plusieurs choses, que j'ai en tête mais qui ne perdent rien à être rappelées ici. Ils voient qu'à la fin des années nonante il y a eu un intérêt global de l'Union Européenne pour l'enseignement de la citoyenneté, vu comme un "moyen infaillible de consolider la démocratie". Qui oserait dire le contraire ? S'en suit, dans le rapport, une lecture de ce qui a été effectivement mis en place dans les pays du vieux continent sous trois perspectives : la politique voulue, la politique définie et enfin la politique appliquée.
Une chose intéressante, dans ce que j'ai lu pour l'instant, est qu'ils remarquent que les programmes présentent majoritairement des objectifs et des valeurs mais prescrivent rarement une méthode ou une pratique particulières. On est sûrs de l'utilité d'une chose : apprendre quelque chose consolide sa réalité - mais déjà on est un peu dans le pléonasme - mais par contre on se mouille pas trop sur comment il faut faire.
Et on pourra dire deux choses. D'une, laisser une forme de liberté aux enseignants fera que d'une certaine manière on leur fera confiance, se disant que la politique appliquée sera au plus près de leur sensibilité. Après tout, ils ont des bacs + 5 et sont censés être intelligents. De deux, le sujet étant tellement vaste cela nuit à l'obtention d'une culture commune comme celle que pourrait prodiguer l'histoire par exemple. Et là je rebondis sur les propos de Bertrand Ogilvie.
"Les étapes sur le chemin de l'intégration sont nombreuses et il est intéressant d'examiner lesquelles font l'objet d'une attention spécifique de la part des <<pédagogues>> et des institutions, lesquelles sont considérées comme un seuil décisif qui fédère les autres. L’École républicaine en France a ainsi désigné ce seuil : <<lire, écrire, compter>>. Mais d'autres sont, seraient possibles : devenir propres, marcher, parler, comprendre le fonctionnement de son corps, savoir préparer sa nourriture, faire face à l'effroi provoqué par la pulsionnalité naissante, accéder à une maîtrise du désir sexuel, être capable de s'occuper d'un autre que soi, etc."
On parle d'un enseignement citoyen mais on ne définit pas spécifiquement ce qu'il faut pour le devenir, ou alors on le définit mais on ne définit pas les étapes à réaliser pour y parvenir. Ou alors, c'est moi qui en tant que prof ne les saisit pas. C'est possible aussi. Tout ça pour dire que c'est compliqué de trouver des seuils justement. De, en tant que prof, se dire "ah cet.te élève c'est bon". Parce que, aussi, la citoyenneté je la conçois comme un processus et que un des problèmes c'est de penser qu'on est citoyen.ne accompli.e et qu'on n'a plus besoin de se creuser les méninges. C'est là que la philosophie recoupe avec la citoyenneté et où je saisis de mieux en mieux pourquoi on a mis ces deux enseignements ensemble : revendiquer toujours cette ignorance du je sais que je ne sais rien. Rester humble dans le fond.
Je redis ici que je réfléchis à faire une thèse et que je place aussi ici des questions pour les garder en tête pour plus tard - et pourquoi pas pour échanger avec vous à ce sujet si vous avez une pierre à apporter à l'édifice.
Mais revenons aux classes. Cette semaine, j'explique aux élèves, ou plutôt je leur demande, ce qu'est un.e délégué.e de classe. J'y vais de manière pédagogue au début, pas pédagogue mais plutôt diplomate. Selon vous, à quoi sert un délégué ? Et je me rends compte que moi-même ça me ferait chier d'assister à un tel cours. Soit tu sais déjà et t'as l'impression d'enfoncer des portes ouvertes. Soit tu sais pas et ça va pas te donner envie d'en savoir plus. J'y vais donc franchement et leur demande plutôt : est-ce que les délégués vous ont déjà servi à quelque chose dans votre vie ?
T'as toujours deux trois rigolards qui répondent sans avoir préalablement tourné ne serait-ce qu'une fois leur langue dans leur bouche un bon vieux NON. ILS SERVENT A RIEN. Sauf que moi j'ai la pirouette. Je leur raconte l'histoire.
Avant, les professeurs passaient devant les élèves dans la queue de la cantine. En réunion de délégués ils en ont parlé, relevant l'injustice de la démarche. De mon côté, je n'étais pas présent mais je leur dis que ce qui sous-tendait cette habitude c'était l'idée que le temps des profs était plus précieux que celui des élèves. Étonnant, si on questionne. Maintenant ce n'est plus le cas, et il y a une queue pour les sandwichs, une autre pour les plats chauds. Je sens bien, cher lectorat, que ça vous en touche une sans faire bouger l'autre mais il faut bien commencer quelque part. Leur faire comprendre qu'ils peuvent questionner certaines choses et que si le questionnement parait assez légitime alors la remise en cause peut-être acceptée par les autorités.
Comme ils sont mous du cul, j'essaye de faire naître un esprit de révolte dans leur tête. Parce que je préfère l'indignation au silence absolu, celui qui fait que les heures de cours s'étendent dans un temps impalpable, les secondes passant au ralenti. Ils n'ont même plus de téléphone en plus. Vraiment, là, certain.e.s passent juste l'heure à attendre. Je leur dis donc : vous passez au moins trente heures par semaine ici. C'est votre deuxième maison un peu. Et vous allez me dire que tout roule ? Que tout va bien ? Je fais un peu de démagogie mais c'est ça ou rien.
Une langue se délie. Il y a d'abord eu cette élève que j'ai déjà eu et que je ne soupçonnais pas. Comme dit précédemment, en début d'année je donne une fiche signalétique à laquelle les élèves répondent. Pour me donner une idée de leur culture personnelle, de ce dont iels aimeraient parler, avec qui ils vivent tout ça tout ça. Elle habite avec son père et voit parfois sa mère. Elle est enfant unique. Elle lit, elle va au cinéma et elle admire Che Guevara. Che Guevara et Thomas Sankara que je ne connaissais pas. L'homme, pour dire au moins une chose, qui a renommé la Haute-Volta - terminologie coloniale - en Burkina Faso, signifiant "terre des hommes intègres". Son film préféré c'est Orange Mécanique, du haut de ses seize ans. J'aimerais lui demander ce qu'elle lui trouve à ce film. Ce qu'il lui inspire. Elle a toujours eu l'air très calme, en retrait je dirais. Mais là, j'écris pas mal de fois son nom devant les propositions de changement à l'école. Changer l'interdiction de certains vêtements - j'y reviendrai, sujet passionnant. La cantine gratuite - slogan que j'ai personnellement adoré crié le jour où la NUPES a remporté les élections. Elle évoque aussi le fait de ne pas payer les manuels scolaires ou le fait que trop de profs soient absents. Là-dessus, ses camarades sont en mode rholala non mais c'est cool qu'on ait des profs pas là. Elle veut faire du droit et de la politique. Que toustes aient "le droit d'avoir une éducation, une maison et de la nourriture gratuite". Son souvenir préféré c'est les soirées pyjama chez sa grand-mère. Vous la voyez un peu ? On parlait de citoyenneté et je crois qu'un des seuils serait celui de se dégager du regard des autres. D'assumer son originalité. De la revendiquer presque. Mais surtout de parvenir à outrepasser le rejet de l'école. De tenter de rendre utile le temps scolaire plutôt que de le voir défiler en attendant que ça passe.
Il y a aussi cet autre élève. Dix-huit ans pour le coup. Vif. Il fait partie de la classe de sept mecs. Il est nouveau dans l'école. C'est bon d'avoir un nouveau parce qu'il a vécu ailleurs et qu'il a un regard neuf. Le premier truc qu'il dit c'est qu'il a plus de dix-huit ans et que ça le soule que les éducateurs le traitent comme un gosse. Dites-vous que lesdits éducateurs sont confrontés à des jeunes de onze à vingt ans en gros. Cette année ils n'ont plus droit au téléphone et un autre de dix-huit ans dit qu'il s'est fait prendre le sien. Il enchaîne : imaginez qu'en fait on n'a que ça pour payer, qu'on a un rendez-vous de boulot, qu'un employeur doit nous appeler. L'interdiction du téléphone réduit cet objet à celui de loisirs mais effectivement - je suis largué personnellement sur certains usages - il est de plus en plus indispensable. Pas que pour scroller et chiner en MP la target du moment. Pour le boulot, la vie de tous les jours. Ils continuent : il n'y a qu'une cour de récréation et ils sont avec les petits. Ils ont dix-huit ans.
Pour revenir sur les habits, j'explique. Sont interdits les joggings. Les trainings comme ils disent. Les croc's et les sandales maintenant. Ok. Je leur demande pourquoi. Je leur ressors mon speech : les gens prennent des décisions, vous pouvez être d'accord ou non, mais souvent ils réfléchissent et il y a donc une raison derrière. Essayez donc de comprendre la raison. Ensuite, vous vous placez. Pourquoi on interdit ça selon vous ? Un premier élève me dit que c'est pas respectueux de venir en sandales. Je lui demande s'il en a des sandales. Oui. Et que fait-il avec ? Acheter du pain par exemple. On se demande alors : manques-tu de respect au boulanger quand tu vas lui acheter du pain en sandales ? Autre justification : l'hygiène. Les trainings, on les lave moins souvent. Là, je saisis pas. On peut les laver tout autant, non ?
Et dernière question. Est-ce que cette interdiction a obligé certains d'entre vous à acheter des habits pour pouvoir vous rendre à l'école ? Quatre élèves sur vingt sont dans ce cas. 20% de ma classe a donc dû débourser de l'argent pour pouvoir se rendre à l'école. École publique et gratuite s'il est besoin de le préciser.