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Billet de blog 12 décembre 2024

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Citoyenneté et Philosophie chez les Belges #13 Liberté, liberté chérie

Une classe qu'on voit chaque semaine, c'est aussi l'obligation de leur parler - qu'on ait hâte de leurs réactions ou qu'on les craigne... Vous vous souvenez du flagrant délit d'homophobie ? Je reviens avec cette même classe pour donner un peu plus d'espoir quant à leur vision du monde.

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    Je vais reparler de cette classe, celles et ceux de la semaine dernière. Vous pouvez parler avec quelqu'un, découvrir au détour d'une conversation que quelque chose cloche. Entre deux gorgées de bière, une blague mal placée. Puis plus tard, une remarque un peu amère. Les gorgées s'enchaînent et on finit par découvrir le pot-aux-roses : la personne avec laquelle on partageait un bon moment est en fait intolérante. Intolérante, méprisante, raciste, homophobe... Rayez la mention inutile - ou ajoutez-en une non mentionnée. Qui pourrait prétendre à l'exhaustivité quand on parle de connerie humaine après tout ?

Donc, cette personne vous fait tiquer. Peut-être allez-vous lui rentrer dans le lard. Peut-être allez-vous rester dans le silence et en parler plus tard avec d'autres amis. "Oh l'autre jour, dis, il m'est arrivé un truc..." Peut-être, vous ne reverrez jamais cette personne.

Moi, mes petits ténébreux je les vois chaque mercredi. Et d'un mercredi sur l'autre je m'inquiète de savoir de quoi je vais leur parler. Et plus la semaine passe plus je me dis que je n'ai pas trop d'idée, plus je projette. "Ah, si je parle de ça ils vont partir là-dessus. Ah, il faut parler de choses sérieuses mais..." Pour l'aspect sérieux, je vais prendre une autre classe, juste le temps de ce paragraphe. Mes élèves ont vu un mec sur TikTok qui partage du contenu depuis sa cellule. Il a ce qu'on appellerait un studio, plutôt bien fourni, et sur le papier on a l'impression qu'il a réussi une variante belge du rêve américain. Au-delà de la démarche qui est la sienne, les dégâts qu'il fait sont incommensurables : certains élèves pensent que la prison c'est cool. "On paye pas la bouffe, on va pas à l'école..." Plutôt que de monter sur mes grands équidés, je me dis que je vais leur partager un témoignage. Pas ce que moi je pense des prisons, pas ce que j'en ai entendu. Non, je vais leur faire lire un témoignage. 2 personnes dans des cellules de 8 mètres carrés où l'on reste parfois enfermé vingt-huit heures d'affilée, le tout en prenant un témoignage relatif à la prison de Saint-Gilles où l'on peut être enfermé en vue d'être jugé - entendre par là qu'il y a un monde où un innocent peut subir ce traitement. Le sujet est sérieux, et avoir des élèves qui s'amusent quand on parle de ça, ça me met hors de moi. Il y a certaines choses qui nécessitent du sérieux.

Donc, mes petits ténébreux de la quatrième heure, de quoi leur parler si je veux me préserver de leur manque de sérieux ou excès d'intolérance ? Je cherche. Ils ont entre douze et quatorze ans en gros. Je vais à la bibliothèque du coin et tombe sur Philéas & Autobule, un magazine de philosophie pour les 8-13 ans. Je n'ai aucune action chez eux mais c'est une bonne idée de cadeau de Noël. Eh bien je feuillette ce magazine qui a quelques chouettes rubriques, dont une en ouverture de chaque numéro avec de petits jeux philosophiques. Un va vous demander de jauger des situations selon les critères du beau, du bien, du juste, de l'efficace, du vrai et du logique. Bougrement intéressant.

J'hésitais à un moment à rappeler à cette classe que la liberté d'expression est encadrée par des règles et qu'on ne peut pas dire n'importe quoi. Je me suis ravisé en me disant que le fait de déverser leur haine était juste une manière d'outrepasser des normes qu'ils connaissent déjà. J'ai cette idée en tête que le bien et le mal sont d'une certaine manière intégrés. Les élèves, quand je les réprimande, feignent toujours la surprise mais savent dans le fond de leur conscience le potentiel mal qu'ils ont fait. Ils ont juste besoin d'assumer. J'évoquerai ce sujet bien sûr car ils sont aussi là pour apprendre mais je crois qu'il faut déjà mettre en place une relation de confiance. Que déjà ils puissent parler, que je valorise leur réflexion et le fait qu'ils disent des choses intéressantes. Bref, que je reparte à zéro car se rencontrer en mettant les pieds dans le plat de l'homophobie c'était peut-être pas super stratégique.

Et donc. Merci Philéas. Merci Autobule. J'ai trouvé un jeu léger sur la liberté. Une double-page que je fais imprimer et qui va être leur boussole pendant une heure. Je distribue ces feuilles et leur dis de travailler ensemble ou solo, selon leur souhait. Moi je passe dans les rangs réexpliquer la consigne, motiver les troupes et philosopher quand l'occasion s'en présente. Voici quelques interactions :

- "Imagine un monde où la liberté n'existerait pas. Que penses-tu qu'il s'y passerait ?" Un élève écrit "c'est le réel". Je lui demande de s'expliquer et il dit que dans le monde réel il n'y a pas de liberté, on doit aller à l'école puis avec l'âge au travail. Et je lui demande pour les vacances. Que fait-on des vacances ? Même, que ce soit à l'école ou au travail on a une marge de manœuvre sur ce qu'on y fait. Il réfléchit et dit que c'est un équilibre. Qu'il y a des obligations et de la liberté. Simple comme bonjour.

- Il y a les gros durs de la classe, dont deux sont sous contrat, c'est-à-dire qu'ils doivent me donner une feuille de suivi au début du cours et que je la remplis à chaque fois. "Est-on libre d'obéir ou non à ses parents ? A ses profs ? Aux lois de son pays ?" Ils se disent obligés auprès de leurs parents mais pas des autres. Catégoriques. "Vous obéissez toujours à vos parents ?" Je serais curieux de la vérité quand ces derniers me répondent "oui oui".

- "Réfléchir, est-ce que ça rend libre ?" Ils ne savent pas trop. J'essaye de leur donner un exemple, de trouver une base physique, de penser aux moments où ils ont besoin de réfléchir justement. Je leur donne l'exemple des parents. Quand ils ont besoin de dire un truc. Un de ces élèves, à la question "décris la dernière fois que tu t'es senti libre", répond "quand on va acheter des pétards pour le Nouvel An." Je lui dis par exemple qu'il cherche à atteindre une liberté, celle de pouvoir faire péter ses pétards. Ses parents, me dit-il, ne sont pas pour. "Eh bien, si tu ruses. Si tu utilises ton intelligence, ta finesse, pour bien présenter la chose. Peut-être les feras-tu changer d'avis ? Si tu leur dis que tu as besoin de dix euros pour acheter des pétards ils ne vont sans doute pas dire oui. Mais si tu leur dis qu'avec tes amis - et là il faut choisir les bons amis, ceux qui ont bonne presse auprès des parents - tu as un projet et que tu as besoin de dix euros de financement, là peut-être qu'ils l'envisageraient ? Je lui donne littéralement des astuces pas très catholiques mais au moins il a compris. Intelligence permet ruse permet transgression de ce qui retient nos libertés. Puis après je lui dis que si un garçon ou une fille lui plaît - je l'ai glissé tout doucement, il n'y a pas eu de "hé non pas un garçon wesh" - peut-être qu'il va se mettre à beaucoup penser et trop réfléchir et par manque de courage ne pas avoir la liberté de montrer son amour ? C'est peut-être bancal, mais je sème des petites choses en essayant de partir des considérations de son âge : les pétards et les filles.

- "Es-tu libre à tout moment de ta vie ?" Je parais un peu comme un vieux fou parfois auprès de mes élèves, mais j'avoue que le but originel est de les singer. Une élève écrit "PAS QUAND JE SUIS A L’ÉCOLE !!" Je le crie donc, "rho c'est trop nul l'école, rholala vraiment c'est tout pourri". La même répond sans hésitation aucune un grand oui à la question "les objets nous rendent-ils libres ?" Elle me dit passer jusqu'à dix heures par jour sur son téléphone et je deviens le boomer que je crois être quand je lui dis "mais es-tu réellement libre avec ce téléphone ?" Ça aussi, il faudra en parler.

- "La liberté est-elle dangereuse ?" Oui, me répondent en chœur les six filles du fond. "Parce que si tes parents te laissent sortir après tu finis dans la délinquance." Une autre demande "la délinquance ?". "Bah vendre du shit par exemple." Et elles rigolent parce qu'elles ont dit le mot interdit en classe. Mais moi je le reprends ce mot. "Donc toi, tu penses que tous les gens qui vendent du shit c'est parce que leurs parents leur ont donné trop de liberté ?" Elle précise et je me retrouve avec un scoop. Cette fille que j'avais l'an dernier, elle est précieuse. Tu changes quelques lettres à précieuse et ça fait mépris. On sent que c'est un peu la leadeuse du groupe mais, comme pour n'importe quel groupe auquel on n'appartient pas et dont on n'a pas les codes, on ne sait pas trop quel critère a fait d'elle la leadeuse. Elle a changé de classe d'une année sur l'autre et a dû donc arriver dans cette classe sans connaître personne. J'imagine, aussi, qu'elle a fait son bonhomme de chemin pour se retrouver là. Et alors je ne sais pas si c'est le critère, mais elle me dit que trop de liberté ça peut mener à des soucis avec un acronyme dont je ne me souviens pas. Je suis étonné de la précision de son discours. Les autres rigolent en disant "ah ouais tu connais toi". J'apprends, en demandant à cette élève, qu'elle a eu des ennuis. Qu'elle a des restrictions. Que la police vient parfois fouiller chez elle. Bah oui, là je suis étonné. Je vous passe les détails mais elle aurait fait partie d'une bande de filles qui harcèle et tabasse des gens. Et le fait est qu'elles ont saccagé une autre fille un jour, coma. Elle a treize ans. Je ne parle pas de justice avec cette classe, mais là je me dis qu'il y a un petit quelque chose. Je lui demande comment elle se sent par rapport à ça. Elle, la coupable, la "suiveuse" comme elle se qualifie. Et j'essaye de trouver quelque chose de positif dans cette terrible anecdote. Elle a du remord. Elle a tiré une leçon. C'aurait été bien que ce soit sans passer par la case cassage de gueule, mais maintenant que c'est fait je lui dis ça. "Tu as appris, tu as du remord. C'est bien. Tu as compris quelque chose, que ton comportement n'allait pas. Et d'une certaine manière, ça t'a fait avancer dans ta conception du bien et du mal." Le pouvoir politique de la honte en fait. Et de dire donc que oui, la liberté peut être dangereuse si on n'a pas intégré les notions de bien et de juste par exemple, et que dans le fond ce qu'il faut c'est éduquer afin de limiter la dangerosité de la liberté - sauf quand c'est pour brûler la macronie.

- Deux élèves de cette classe que je croise dans le couloir à qui je dis "ne me dites rien" et les désignant chacune du doigt je retrouve leur prénom avec la bonne intonation, pas une consonne ou voyelle à côté. Elles sourient. Elles sont du groupe des six. Rien que ça, je crois, ça fait la journée d'un.e élève. Petite pensée pour ce prof qui mon premier cours de sixième m'a appelé Nilz. C'est grâce à lui que je fais attention à bien nommer tout le monde.

PS : Vos commentaires et mentions "Recommander" sont les bienvenus ! Comme d'habitude, j'envoie cette newsletter chaque dimanche donc si vous souhaitez l'avoir en avant-première écrivez-moi un mail à nils.savoye@gmail.com
Nils

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