Bonjour à toutes et tous,
Comme je le dis à l’ensemble de mes élèves depuis le début de la semaine, « bonne année, meilleurs vœux, la santé tout ça ». Lundi ils étaient contents, mardi un peu moins concernés, mercredi déjà retournés à l’apathie. Mais c’est pas grave, on tient le bon bout et si mon appréhension grandissait au fur et à mesure que les congés approchaient de leur fin, je me suis retrouvé heureux de les voir, de me souvenir de leurs prénoms, de les voir rassérénés par les vacances.
-C’était bien les vacances ?
-Non !
-Non, attendez. Vous aimez pas les vacances ?
-Siiiiiii. C’était trop couuuuuuurt !
-Ok, on est d’accord (je n’aurais aucun intérêt à leur mentir). Tout le monde, là dans la classe, tout le monde voudrait être en vacances tout le temps ? Vacances pour toutes et tous, partout, toujours ?
-Ouiiiiiiiiii !

Je leur explique plus tard dans le cours… Rectifions, je leur ré-explique plus tard dans le cours l’étymologie du mot philosophie. Rectifions, je leur demande s’ils se souviennent de l’étymologie que je leur ai déjà expliquée et personne ne répond. Aimer la sagesse. Pas clair, aimer la sagesse quand on a douze ans. La sagesse, c’est le recul. On s’en fout un peu du recul, à douze ans. On veut tout croquer. J’extrapole sans doute mais je dirais presque que c’est la découverte d’intrants modifiant nos perceptions qui nous mène sur le chemin de la sagesse. J’ai le souvenir par exemple d’imaginer qu’avaler quelque fumée en amont d’un cours de philo paraissait une bonne idée à l’époque. L’idée étant qu’on comprendrait mieux, un peu à la manière de Jim Morrison qui vantait l’ouverture des portes de la perception quand il décida d’appeler son groupe The Doors.
Mais je m’égare. J’ai eu l’immense plaisir d’avoir des amis à la maison pour le Nouvel An et au moment d’entamer le dernier apéritif de 2024 ils ont sorti deux petits paquets d’une forme iconique et qui une fois dénudés révélaient Résister de Salomé Saqué et Paresse pour tous de Hadrien Klent. Quel plaisir de parcourir une quatrième de couverture alors qu’en fond mon amie me disait « c’est un peu par rapport aux discussions qu’on avait eues sur comment ce que c’est qu’être de gauche aujourd’hui ». Alors oui, la mise en scène sonne snob peut-être, mais le plaisir était réel.
Le lien entre mes élèves qui veulent des vacances pour tous et le livre de Hadrien Klent est celui sans doute d’une forme d’idéalisme. La même Salomé Saqué, dans son autre livre intitulé Sois jeune et tais-toi, présente un peu le contenu du questionnaire qu’elle a proposé à plusieurs jeunes en vue de réaliser son enquête. Un questionnaire comme ça, il a une première mouture et il évolue au fur et à mesure des réponses. On affine les hypothèses, on découvre des données inimaginées, on rectifie le tir. Et donc, Salomé Saqué de changer son « A quoi rêvez-vous ? » qui récoltait trop peu de réponses par un « Rêvez-vous ? ».
Hadrien Klent, lui, met en scène un prix Nobel d’économie qui sort un best-seller prônant la généralisation d’un temps de travail hebdomadaire de quinze heures. Le livre en lui-même fait un effet boule de neige tel que les préconisations de l’économiste deviennent un programme politique en vue de briguer la présidence. Je n’en suis qu’à la page 106 mais j’ai déjà envie d’en parler avec tout un tas de gens, y compris mes élèves. Et le lien que je fais entre leur interjection et ce livre c’est qu’il y a un cri similaire, celui de réduire le temps de travail.
Mais auraient-ils finalement, eux, juste l’envie de ne rien faire ? Dans le livre, le personnage oppose paresse et flemme, estimant la seconde comme une perte de son être quand la première serait un moment de réflexion sur soi-même, une prise de soin dans le fond (qui dira qu’il est plus souhaitable de loucher 5 heures sur excel plutôt que de lire un livre sur un sujet de société ?).
Seraient-ils, eux, trop jeunes sans doute pour réfléchir à l’équilibre entre vie sociale et vie professionnelle ? A cela je dis non. Pas parce que j’en ai des preuves formelles. Parce que j’ai l’envie d’y croire. Pour moi, ils sont justement en première ligne. On peut considérer par exemple qu’une des fonctions de l’école – au-delà de l’apprentissage bien sûr – est de prédisposer au monde du travail en imposant des horaires similaires. Vous vous souvenez plus ou moins, la trentaine d’heures « en présentiel » à laquelle on ajoute les devoirs à faire à la maison ? Le calcul est vite fait. Si vous étudiez deux heures par jour en plus de l’école, cinq jours par semaine, vous parvenez au même nombre d’heures que celui du travail des parents, voire plus encore.
Ensuite, bien sûr qu’ils sont concernés par cet équilibre entre vie professionnelle et vie privée puisqu’ils sont, dans cette balance, du côté du privé vis-à-vis de leurs parents. Combien d’élèves qui ne connaissent qu’un de leurs parents parce que l’autre passe son temps à travailler ? Qui ne connaissent aucun des deux mais qui voguent de professeurs particuliers en activités extra-scolaires pour pallier cette absence ? Combien de parents qui ne connaissent pas leurs enfants parce qu’ils n’ont ni le temps ni l’énergie de parcourir plus que le bulletin qu’ils reçoivent tous les deux mois en guise de check up ?
Je retrouve un peu de mes élèves chez Hadrien Klent et un peu de l’auteur chez eux. Est-ce parce que je fais partie de la rare frange qui a lu ce livre tout en étant prof ? Sans doute que oui. Et quand je lis un livre ainsi, qu’on y croie ou non à cette thèse, je me dis qu’un de mes devoirs en tant que prof de philosophie et citoyenneté est de faire valoir le rêve. Ce mail va devenir une revue de ma consommation culturelle en ce début 2025 mais prenez par exemple le film Vingt Dieux – allez le voir pardi, il est fabuleux – eh bien ce film sans le rêve c’est juste la misère sociale en Franche-Comté. Un monde où l’échappatoire au présent sans perspective est celui de l’alcool, de la contemplation de la nature et des fêtes de village. Alors qu’avec le rêve, on se retrouve avec une sorte de La Part des Anges qui remplace le whisky par ce fromage délicieux que même les non-mangeurs de fromage savent apprécier.
Alors oui, rêver. Parce qu’un des rôles de mon cours est de développer « la part d’inventivité et de créativité que l’on attend du citoyen dans une société démocratique ». Parce que l’espace laissé par l’absence de rêves se fait forcément coloniser par autre chose. Appelez-le désespoir, tristesse, conformisme, mésestime de soi, apathie…
Pas de recette. Vous voyez, ce moment où on est dans un cadre de pouvoir, contraignant, et qu’on veut créer en son sein un espace de liberté ? Complexe. J’ai l’impression que mon prof de philo nous initiait à ça en terminale quand il disait que la philosophie c’est faire un pas de côté. Je reprends cette formule, je l’ai reprise pas plus tard que mercredi. Je leur dis les automatismes, les choses qu’on fait sans y penser, sans se dire qu’on opère des choix. « Vous vous levez, vous mangez ci, vous mettez tels habits, vous prenez tel ou tel transport, dans les transports vous parlez à quelqu’un ou vous êtes sur votre téléphone, vous allez à l’école… Ce ne sont que des moments où il y a des flux, des habitudes. Et c’est là que le philosophe il aime fureter. Socrate, le Grec dont je vous parlais qui vit à l’époque où ils avaient tous des toges, lui il allait voir les gens pour leur parler. Et par exemple il prend un homme et il lui dit ah tiens, toi tu as une femme, tu as des enfants, tu as des rentes, tu manges bien. T’es heureux ? Et ce quotidien face aux questions du barbu tombe comme un château de carte. Les questions se succèdent comme une main tendue pour juste faire dire : voilà comme tu es, est-ce que ça te va ? » Une main aussi pour faire voir d’autres possibles, inventer d’autres possibles.
Pas facile de pratiquer la maïeutique de Socrate en classe. Pas souhaitable presque. A la limite quand j’isole un élève en fin de cours parce qu’il faut parler entre quatre yeux d’un souci. Ajoutez à cela que moi je ne suis qu’une goutte d’eau d’une heure hebdomadaire dans l’océan de leur vie. Je ne vais rien révolutionner. Mais je donne une méthodologie.
Là, je leur fais lire les informations. Et je leur dis que je les informe sur un sujet mais qu’en sachant lire un article ils pourront ensuite aller n’importe où – j’avais écrit « nulle part » au début, étrange lapsus. Quand ils seront étonnés d’un sujet, s’ils en ont l’envie, ils pourront détricoter leur étonnement. Qui sait, peut-être même qu’ils en parleront dans la cour de récréation et que même ils en viendront à utiliser leur savoir, leurs émotions pour draguer quelqu’un. Le rêve.
Qui sait, ultime réussite, ils se rendront compte qu’ils ne sont pas les seuls à s’étonner. Et ils regarderont l’ami qui est à leur côté et de cet étonnement commun naîtront des idées, des conversations. Le téléphone sonnera et ce sera dans le vide. Et ils seront juste conscients de partager leur condition humaine, volontaires de l’améliorer en y ajoutant un peu de sucre ou de sel. Ils s’étonneront de leur ami, du chemin qu’il a parcouru. Ils marqueront un temps d’arrêt, le regard vide, et se féliciteront intérieurement de l’avoir cet ami. Et au fur et à mesure que la nuit se sera installée peut-être que le soleil pointera le bout de son nez, et les deux larrons s’en émouvront de manière simple, contemplatrice, puis ils finiront par se dire à la revoyure pour aller dormir et ils continueront leurs rêves éveillés, cette fois-ci allongés, sous la couette, se réveillant dans un monde qu’ils embrasseront avec sérénité parce qu’ils auront l’impression de le connaître. Un peu comme l’ami avec qui ils ont passé la nuit. Un monde pour lequel ils seront exigeants aussi mais avec bienveillance, ayant seulement en tête leur étonnement et l’idéal que ce monde vaut mieux que ça.
En attendant, les informations que je leur ai faites lire concernent un couvre-feu qui les empêchait, elles et eux, de sortir après 18 heures le soir du nouvel an. Le titre de l’article était le suivant : Couvre-feu pour les mineurs de moins de 16 ans à Anderlecht : un réveillon réussi, selon le bourgmestre. Et le couvre-feu, concept qui m’était inconnu à leur âge, ils ne le connaissent que trop bien. Et je leur demande : quand il y avait le covid, quelle était la menace, comment justifiait-on le fait de rester chez soi ? C’est clair pour eux : la non-propagation du virus. Et donc ? En 2024, quand le bourgmestre d’Anderlecht décide d’un couvre-feu pour les jeunes, quelle est la menace ? Qu’est-ce qui menace quoi ou qui ? Je leur fais ce petit décalage sémantique : il y a l’idée peut-être de protéger les jeunes, mais également celle de protéger des jeunes, non ?
Vous en pensez quoi, vous, de ce couvre-feu ? Juste, injuste ? Légal, illégal ? Réussi, raté ? Apathie. Apathie et petite minorité où du haut de leur quinze ans certains ont déjà intégré qu’ils étaient perçus comme une menace. Certains affirment que oui, il y en a qui mettent le feu et font des pétards le soir du 31 et que donc ça justifie qu’on doive rester à la maison un jour de fête, entouré de ses deux parents qui ont la flemme de sortir. Et encore une fois ils sont libres. Je ne peux que leur poser des questions pour essayer de leur faire résoudre une énigme. Leur dire quoi penser, ce serait débile, inutile. Trop de gens le font déjà. Je me contente de leur révéler mon étonnement quant à cette mesure et les jette dedans.
Mon article ne cite que le bourgmestre et des données de police. « Lire un article, c’est aussi se demander si notre curiosité est satisfaite, si le ou la journaliste a fait un bon travail, si on a appris ce qu’on voulait apprendre ou même découvert des choses. Et vous, si vous aviez écrit cet article, à qui auriez-vous parlé ? Auriez-vous posé d’autres questions ? » Ah, certains réagissent. Ils s’étonnent. Ils questionnent. Ils sont curieux. Pourvu que ça se répande comme le covid.
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Bonne semaine à toutes et tous,
Nils