Ça a pas mal roupillé cette semaine. Un peu de mollesse côté élèves, un retard de mon côté parce que j’ai pas entendu mon réveil… J’arrive à l’étude pour venir chercher mes deux élèves et un des deux, avec qui je m’entends bien et qui m’avait chaleureusement salué d’un « eh msieur Savoye, comment ça va ? », me dit là « ah ouais, nous on nous demande d’arriver à l’heure et vous… » On monte deux étages, je suis pas très bon en babillage et c’est donc dans le silence. On a créé un truc, j’ai pas envie de perdre son/leur estime au troisième cours pour une bête erreur humaine. Ils arrivent en classe et ils font un truc étonnant. En première heure, les chaises sont souvent sur les tables et la plupart des élèves s’installent en mettant à terre seulement la chaise qu’ils utilisent. Eux, les deux, disent « je comprends pas pourquoi on met les chaises comme ça » et en même temps ils défont l’ensemble de l’organisation. Ils sont serviables, ne se posent même pas la question. Quand je les remercie, il me disent d’un geste de la main que c’est normal. On va donc commencer et je rassure mon élève quant à la non-impunité de mon retard.

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Les élèves de leur âge, s’ils cumulent plus de cinq retards, sont privés de sortie sur l’heure du midi. Dur, un élève m’en a parlé dans le cadre des élections de délégués et lui veut déjà aller négocier à la direction pour changer cette règle et revenir aux anciennes normes - à cinq retards, on prend une heure de colle le mercredi après-midi. Les professeurs de mon âge, s’ils arrivent trop en retard ont, d’une, une sanction sociale. Un élève qui arrive en retard, à moins que ça ne soit répété, je ne le retiens pas forcément. Un prof en retard, c’est la honte, ça se sait - comme pour les absences d’ailleurs. De deux, je n’ai pas l’information concrète mais au bout d’un moment j’imagine qu’il y a une sanction économique. De trois, la sanction peut purement et simplement être de ne pas être reconduit. Ou plutôt d’être conduit vers la sortie. Je ne suis pas titulaire et donc mon statut est quelque peu instable. Disons que je ne suis pas embauché pour des siècles des siècles et que si mes retards venaient à faire de moi un professeur dont on se plaint eh bien il se pourrait que j’aie à chercher du travail ailleurs. Je n’ai pas tant eu besoin de leur expliquer cela, dès que j’ai évoqué la question d’une sanction économique ils ont capté et se sont dit qu’effectivement ils y avait des conséquences.
J’ai eu deux classes avec deux élèves cette semaine. D’une, une classe entière de huit réduite à peau de chagrin parce que le reste était en formation ou absent. De deux, deux élèves au lieu de quatre parce que dans le cours d’option il y en a toujours certains qui jouent au plus con en espérant que leur absence ne soit pas notifiée. La première classe, j’avais prévu de partir de l’actualité. Ce sont pas les deux les plus causants de la classe. Je leur demande ce qu’ils connaissent de l’actualité et ils me parlent de Charlie Kirk. Je leur demande ce qu’ils savent de lui. Ce qu’il s’est passé. Le cours est un échec. C’est important de le dire je crois. Je ne sais pas ce qu’ils en retiennent mais dites-vous que je me mets en tête de leur montrer sur l’écran de la classe comment je recherche des infos. Je tape des choses comme « Charlie Kirk idées » « Charlie Kirk pensée » et ça donne pas grand chose. Ça parle beaucoup de l’assassinat en tant que tel mais moi je veux savoir QUI est cette personne. Vous voyez la dif ?
Et donc on commence par une première vidéo qui s’intéresse au tueur. Comme quoi plusieurs mots auraient été gravés sur la balle qui, après l’avoir trouvé, a tué Charlie. Un premier dit en gros « hey fasciste, attrape ça » suivi de flèches qui sont tirées d’une combinaison à réaliser dans un jeu vidéo pour sortir la grosse Bertha. Le deuxième cite Bella Ciao. Le troisième est un troll : si tu lis ça, tu es gay lol. Puis je leur demande s’ils comprennent quelles sont les idées de Charlie, dont on apprend qu’il a aidé Trump à former son gouvernement. Bien sûr qu’ils ne connaissent pas, mais je leur demande alors s’ils connaissent un peu Trump, ses idées. Toujours pas. Ils ont dix-huit ans les cocos. Et j’en parle avec une collègue de ce fait : l’ignorance de certains sujets pour les élèves mais la nécessité de pas les bousculer dans leur retranchement, de ne pas leur mettre le nez dans le caca de leur ignorance. Sauf que parfois c’est trop. Ils vont faire l’apologie d’Elon Musk et ne pas savoir qu’il incarne une certaine idée du fascisme. Bref. Ils ne savent pas, donc. Je dois leur mettre une vidéo où on voit Trump dire que « les étrangers empoisonnent notre sang » pour qu’ils comprennent un peu où le petit Donald souhaite en venir.
Il faut quand même détricoter le truc, du style « et donc s’il dit ça, quelle est son regard sur les étrangers ? C’est une métaphore, mais qu’est-ce qu’il veut dire ? » puis bon au bout d’un moment ils captent et voient que oui, Trump est raciste. Pfiou. C’est une chose, j’évoque ensuite la manière dont il exerce son pouvoir. Il faut faire simple, je vais pas parler de l’envoi des militaires dans certains Etats fédéraux parce que moi-même je ne comprends pas trop ce qu’il se passe, mais il y a une info qui est passée dans le JT qui vaut le détour. Il y était expliqué qu’un des projets est de supprimer le visa des étudiants étrangers qui manifestent contre Israël. C’est super de regarder le journal. On y voit les formulations, on peut tout critiquer. Contrairement à quand je parle et que je fais attention à mes mots et me dis « rhan, là j’ai dit étranger mais on n’a pas défini étranger » eh bien là je peux présenter des choses aux élèves.
Parler de manifester contre Israël ce n’est pas comme dire qu’on manifeste pour la Palestine. Supprimer des visas, aussi, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quoi un visa, et qu’est-ce que ça révèle d’un pays de vouloir le supprimer pour des questions de manifestation ? C’est quoi, viser les étudiants ? On en revient à la question du wokisme, qu’il faut que j’évoque avec eux d’ailleurs. Parce que je montre des vidéos à ces élèves mais moi je veux avoir l’info, la pensée, la citation de Charlie Kirk. Non pas que sa mort ne soit pas un événement important hein, mais qu’on sache qui c’est. Et donc, sur sa page Wikipédia on voit :
« Charlie Kirk promeut une théorie du complot du marxisme culturel selon laquelle les universités et les écoles seraient noyautées par la gauche et le marxisme et ainsi devenues des lieux d'endoctrinement des enfants et des îlots de totalitarisme. »
Il y a déjà tellement à dire là-dessus. Je leur demande et bien sûr ils ne savent pas ce qu’est le marxisme. Je tente une explication mais je vois bien que c’est nul et que ça fait complotiste ce que j’explique - alors il y a les riches qui ont les moyens de production et les autres qui n’ont que leur force de travail à vendre et en fait ils créent de la valeur mais c’est les riches qui reprennent cette valeur créée (en gros). Je ne leur dis pas qu’en mon fort intérieur je pense tout simplement que si on le questionne et s’intéresse au monde on arrive souvent à la conclusion de l’existence d’inégalités qui ne sont pas souhaitables et que les gens qui critiquent l’université sont plutôt du côté de l’organisation de l’ignorance qui sert leur pouvoir.
Et donc, ce cours est un peu chiffon mais ce qui est super c’est que j’ai toutes ces infos en tête quand mercredi matin je suis avec mes deux autres élèves et qu’ils répondent « y’a un mec là qui s’est fait tuer » à ma préoccupation de savoir ce qu’ils ont entendu de l’actualité. Je n’ai malheureusement pas pris en photo le tableau où je récapitule ce qu’ils ont dit mais voici ce dont je me souviens. Le chouchou dit qu’il a entendu parler de « chasse aux sorcières » parce qu’il a vu qu’une enseignante qui ne tenait pas à faire le deuil de Charlie Kirk s’est faite harceler. Je retranscris ici ce dont je me souviens sur ce qu’il a dit. Le paragraphe d’après reprend après avoir lu un article à ce sujet.
Effectivement l’élève parlait de « la haine engendre la haine ». Non pas qu’il le pense nécessairement, mais il avait retenu la formulation. Dites-vous que le drapeau américain a été en berne et qu’on a donc à faire à un deuil national. Dans ce climat, ce qui est appelé une « chasse aux sorcières » est une démarche visant à identifier les personnes qui témoigneraient soit une absence de deuil soit un deuil pas dans les normes. Les influenceurs d’extrême-droite font appel à leurs communautés pour retrouver ces personnes et les signaler à l’administration, à leurs employeurs. Un enseignant a écrit, plutôt finement je trouve, « Charlie Kirk est mort de la même façon qu’il a vécu : en faisant ressortir le pire chez les gens ». Je pourrais demander aux élèves de réaliser un tweet pour exprimer leur deuil par exemple, voir ce qu’ils disent. Est souligné dans l’article le fait que les républicains se battent pour dire qu’ils ne peuvent plus rien dire. Allez savoir.
Le dernier point à partager. Dans mon deuxième épisode je vous parlais de la citoyenneté vue par Charles Heimberg. J’ai une autre classe de huit élèves, en option. Je leur ai fais faire leur arbre généalogique la semaine dernière, en mettant le lieu de naissance de chaque personne. J’ai un but en tête, celui de parler de citoyenneté mondiale en gros, pour parler notamment de la question de l’intégration et de ce qu’on fait des « étrangers ». Pour simplifier Heimberg, je leur parle alors de citoyennetés ouverte et fermée. Je leur fais donc prendre une feuille et j’écris au tableau. « Ici, c’est un cours de philosophie et citoyenneté. En philosophie, on parle par questions. Par exemple, qu’est-ce que le bonheur ? » Ils galèrent à répondre. Un élève timide fait non de la tête quand je lui demande s’il y a des moments où il est plus heureux que d’autre. J’insiste, sans lui donner d’indice. Il finit par me parler de ses amis. Je demande à un autre, je sais qu’il dessine. Il me dit le dessin. Un troisième me dit jouer au foot. Un quatrième pareil. Deux filles me disent que leur plaisir est partagé, c’est celui de se promener ensemble dans le parc.
On a ainsi fait le tour et je reviens sur chaque élève. Je demande au premier s’il aime se balader dans le parc. Au second s’il aime dessiner et ainsi de suite. Parfois oui, parfois non. Nie-t-il pour autant que l’autre prenne plaisir à cette activité ? Non. Donc, toutes et tous différents mais toutes et tous égaux. Premier enseignement.
Ensuite, j’entre dans la citoyenneté. En gros, comment vivre ensemble. Et là, je leur parle des étrangers. Je me dis qu’il faut préciser ce terme mais que ça viendra avec le temps. Que fait-on avec les étrangers ? Un élève participer particulièrement et il me touche. Il dit que c’est une personne qui vient d’un autre pays - lui-même est né en Italie. Il dit qu’on peut apprendre la langue, avoir les papiers. Qu’on peut communiquer, apprendre à connaître l’étranger. Je fais un schéma au tableau en mettant Belge à gauche et étranger à droite, au même niveau. Première flèche des Belges vers les étrangers en demandant ce qu’on transmet. Des connaissances. Connaître le pays aussi, à travers la géographie. Ils galèrent à me dire que l’histoire remplit le même objectif mais étant en seconde ils étudient le Moyen-Âge et ont du mal à se dire que c’est spécifique à la Belgique. Que d’une certaine manière ce sont leurs racines. Ils parlent plutôt de la France d’après ce qu’ils disent. Mais je leur demande si quelqu’un en Amérique latine aurait le même enseignement. Ils ne savent pas me répondre et moi non plus. Après, tout, en Argentine je ne sais pas ce qu’on dit sur ce qu’il se passe avant les Grandes Découvertes. Non pas qu’il ne se passe rien, mais je me demande quel est le programme.
Je regarde, donc, maintenant. Eh bien en Argentine ils font les premiers hommes, les premiers Etats (et c’est possible que ce soit des Etats d’Amérique), l’empire romain ; la conquête de l’Amérique à travers plusieurs points de vue et notamment les sociétés préexistantes, les relations coloniales, les révolutions hispano-américaines. Un autre regard, donc, sur des sujets que nous traitons aussi. Mais tout de même, une époque romaine qu’ils traitent quand bien même elle est lointaine lointaine.
Bref, il y a donc cette flèche des Belges vers les étrangers, puis je leur demande ce qu’il peut y avoir dans l’autre sens. Il y a deux personnes qui ont des origines italiennes dans la classe. Je leur dis : un truc que vous faites tous les jours, quand même. Ça parle de style vestimentaire. Oui, pourquoi pas, je l’écris. Ils le disent. La nourriture.
Et on continue, et Georges-Louis Bouchez continue de dire qu’on ne peut plus rien dire et j’ai sept élèves en classe et on parle d’étrangers et ils ne font que me partager des interactions positives avec les étrangers. Tout ce qu’ils font, ce n’est que me parler d’accueil et d’échange. Je leur demande si tout le monde partage cette envie, si dans le monde actuel, dans ce qu’ils entendent, voient, c’est l’interaction que tout le monde a vis-à-vis des étrangers. Je refais un schéma au tableau, un cercle pour les Belges, un autre pour les étrangers. Ils se superposent à un endroit. Je leur demande ce qu’il se passe quand ils ne se superposent pas. Là alors, je leur demande quel est le contraire de ce dont ils me parlent depuis tout à l’heure. Plutôt que l’accueil, l’échange, qu’est-ce qu’on peut faire ?
Et je finis par leur citer Trump. Je l’écris au tableau, ça fait mal mais après tout ils ont peut-être besoin de cette piqûre de rappel. « Les étrangers empoisonnent notre sang. » Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Ok. Ils comprennent. Là, je leur parle de citoyenneté fermée. On est nous, on doit rester nous, et l’extérieur est perçu comme une menace.
Il reste cinq minutes de classe, et je leur demande où se placer. Ce qu’ils en pensent. Aussi, parce que je ne veux pas rester là-dessus. Je leur demande de préciser ce qui fait un étranger. « Moi, j’habite depuis quatre ans en Belgique. Suis-je un étranger ? » Ils disent que oui. Et qu’est-ce qui ferait changer ça ? Si telle élève reste en Belgique encore vingt ans, se considèrera-t-elle toujours comme une étrangère ? Je les laisse sur cette question. On reprendra la semaine prochaine.
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