J’ai reçu un mail m’indiquant que trois élèves étaient exclus chacun pour trois jours. Il y en a un qui arrive toujours en retard à mon cours. Il y en a un autre qui un matin, alors que nous étions dans le même tram pour aller à l’école, parlait sans avoir conscience de ma présence. « On a quoi, ah ouais, français puis CPC. Quatre heures ? Ohlala, je vais dormir moi. Rien à foutre. J’suis claqué, j’ai fait la boxe hier, plein de courbatures. » Je l’avais en deuxième heure et lui ai gentiment dit de faire attention, quand il parle dans l’espace public, aux oreilles qui pourraient l’entendre.
Le dernier a l’air sympathique dans mon cours et j’arrive à le faire participer un peu. En conseil de classe j’ai entendu qu’il avait tapé un élève primo-arrivant d’origine syrienne à qui il met deux têtes. S’en est suivie une échauffourée avec le frère du petit armé d’un cutter. Une autre réalité donc, sur laquelle je n’ai pas vraiment prise, et dont je n’ai jamais eu l’occasion de parler avec lui.
Mardi, je le vois sur son téléphone en classe et lui demande de me le donner. Il refuse tout net. Je lui demande pourquoi, il dit qu’il a un problème avec sa famille. Faut-il le croire ou faire preuve d’autorité en montant d’un cran ? Tout se joue dans le regard qu’on échange. Je négocie : « Tu sais que je te le rends à la fin de l’heure ton téléphone, je ne vais pas le garder hein. C’est juste pour que tu ne l’utilises pas parce que là tu n’en as pas besoin. » Il me regarde, et répète la même chose. Je lui demande s’il préfère sortir que de me donner son téléphone. Je le prononce avec un ton qui dit bien que ce serait absurde de sortir. Pour être honnête, c’est un coup de bluff où j’espère juste qu’il me donne son téléphone pour ne pas passer pour un bouffon tout en continuant le cours parce que ça prend une bonne minute où tout le monde pense à autre chose.
Et là, il sort. Merde ! C’est une promesse que je me suis faite, je ne veux pas sortir d’élève. Seulement en dernier recours. On parle d’un téléphone quand même, je trouve ça démesuré. Je sors le suivre et là il a le menton recroquevillé sur son torse, il pleure. Peut-être a-t-il sauté sur l’occasion de se faire proposer la porte de sortie pour aller en cachette soulager sa tristesse ? Encore une fois, j’ai une vingtaine d’élèves qui m’attendent de l’autre côté donc je ne peux pas prendre le temps de discuter. Je lui demande s’il veut parler, lui dit qu’il peut compter sur moi. Il me dit qu’il en a déjà parlé avec tel professeur, qu’il a un problème de famille. Je retourne en classe, il reste dans le couloir.
Une personne de la direction – celle qui m’a envoyé le mail – viendra toquer à la porte me demander ce que fait cet élève dehors, j’irai dans le couloir lui dire qu’il a un souci familial et que donc je l’ai laissé prendre du temps pour lui. Je recroiserai cet élève dans le couloir le même jour, lui disant qu’on ne se connait pas trop mais lui renouvelant la confiance qu’il peut avoir en moi s’il pense que je peux être de la moindre utilité.
Ce dernier élève fait donc partie des exclus, pour un événement qui a eu lieu a priori le même jour ou le lendemain. Et quand on m’envoie un mail de renvoi, c’est surtout pour me demander de « rentabiliser » ce renvoi en trouvant du travail à donner aux élèves concernés. Ce sont des élèves que j’ai mais comme vous le voyez je ne les connais pas extrêmement bien. Je demande donc à la personne de la direction ce qu’il s’est passé, pour voir ce que je pourrais faire.
Je reprécise qu’en ce moment, avec cette classe, je travaille sur le pouvoir judiciaire. On parle de justice, de norme, de pourquoi on punit et tout ce genre de choses. Pour leur faire comprendre les punitions qu’ils subissent mais aussi celles qu’un jour sans doute ils infligeront – ou infligent déjà. Qu’on punit pour asseoir son autorité, faire respecter la loi, inspirer la crainte chez les fautifs potentiels, réparer, rééquilibrer la balance de la justice… C’est ce que je leur fais dire en classe. Ca ne veut pas dire qu’ils l’ont intégré. Ca dit seulement qu’ils ont eu une fois dans leur vie l’occasion d’entendre de tels propos. Je leur dis, par exemple, que la punition doit être en accord avec la faute commise. Qu’on ne va pas rappeler à l’ordre l’Ixellois qui a tué sa femme et ses deux enfants tout comme on ne va pas mettre dix ans de prison à quelqu’un qui aurait brûlé un feu rouge.
Si je leur inculque ça et que je n’en fais rien je suis nul. Je demande donc à la personne derrière le mail de me préciser la situation. Elle a bien vu que un des trois élèves était mal en point dans le couloir peu avant. Serait-ce lié au tout ? Voilà ce qu’elle me répond* – c’est une boucle de mail, d’où l’aspect impersonnel.
« Trois élèves ont refusé d'obéir à une règle de l'école, puis ont refusé de quitter la classe, ont désobéi à leur éducatrice et se sont rendus dans une autre classe, se faisant passer pour des élèves en retard afin de provoquer un chahut général. Pour ces faits, ils sont sanctionnés par trois jours de renvoi chacun. Les élèves de l’autre classe, en ne signalant pas la présence indue des trois élèves, ont cautionné cette situation et sont donc sanctionnés de la même manière. »
Dans ma démarche de compréhension de la faute commise, je n’apprends donc pas grand-chose. Je ne sais même pas quelle règle de l’école ils ont enfreinte à l’origine et ne peut donc leur demander de justifier s’ils trouvent cette règle juste ou injuste, utile ou inutile. Je ne sais pas s’ils se sont causés du tort les uns les autres. Mais j’ai trouvé. Je vais leur demander à eux, directement, après avoir consulté le règlement, d’estimer l’endroit où ils ont fauté. Par ce biais, ils vont incarner les trois pouvoirs. Consulter la loi et l’avoir en tête. Observer leur comportement comme s’ils étaient leur propre organe de contrôle et voir là où ils ont franchi les limites. Enfin, mesurer le dommage causé et réfléchir à la peine la plus utile et la plus juste possible.
On verra la semaine prochaine ce que ça donne.
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*J’anonymise bien sûr.