Donc, je vous ai laissés sur cette question de violence conjugale. Le cours que je fais dessus, c’est d’abord de la définition. Qu’est-ce que la violence et quelles formes prend-elle ? Les élèves sont sensibles à cette question et ont le trio en tête : physique, verbale, psychologique. La dimension psychologique vient en dernière mais ils sont comme qui dirait sensibilisés à la terminologie qui en découle : chantage et manipulation. Ensuite, toujours dans cette idée de limiter leur rejet par rapport à la thématique, le fait de parler de violence conjugale plutôt que de violence de genre – bien qu’on évoque des faits similaires – fait qu’il y a identification. Je leur dis : vous en connaissez des couples, a priori vous êtes issus d’un, vous en voyez à l’école, peut-être à la maison, dans la rue, dans les films et séries que vous regardez. Eh bien on va faire un petit exercice pour que vous donniez votre regard sur la chose. En quoi c’est cool d’être en couple, en quoi ça peut être problématique et de quoi il faut vous préserver.
Si je parlais de violence de genre, ce que j’ai quand même fait à un moment eh bien c’est avalanche de réprimandes. Les hommes aussi se font taper. Moi, je connais un homme qui se fait taper par sa femme. Et ainsi de suite. Non pas qu’ils décrivent une réalité qui n’existe pas, mais il leur semble difficile de dire que potentiellement les filles les femmes les meufs pourraient avoir des conditions de vie plus difficiles dues à leur genre. Non, on n’en est pas encore là. Mais, cet exercice, où du coup j’essaye d’aborder la chose de biais, leur fait dire et penser des choses qui vont dans le sens d’un plus grand respect au sein du couple et, a priori, de la femme qu’ils auront un jour puisqu’ils se défendent tous mordicus d’être autres choses que des hétérosexuels.
J’en viens aux exercices que j’ai proposés pour contextualiser un peu les résultats que j’ai observés. J’ai donc onze classes. J’ai fait mon exercice avec huit classes, allant de la première à la cinquième, en classe entière seulement. Avec les cinquième et quatrième, j’ai fait fonctionner leur spontanéité. En reprenant l’outil du violentomètre, je leur propose un tableau à trois colonnes avec les intitulés suivants : profite, la relation est saine ; vigilance, dis stop ; protège-toi, demande de l’aide. Je leur dis donc d’inscrire dans ce tableau trois situations de couples en guise d’exemple. La première chose que je remarque, c’est la difficulté à imaginer les choses. J’essaye dans la mesure du possible de donner des consignes libres pour justement ne pas calquer mon discours à moi ou les influencer mais quand on propose une page presque blanche, elle a tendance à le rester. J’ai tout de même eu ça :
Profite , la relation est saine : Pas de jugement sur les choix ; Bonheur pour l’autre
Protège-toi, demande de l’aide : Chantage ; Non respect de l’égalité des genres ; Sentiments de possession envers l’autre
Vigilance, dis STOP : Agression physique , psychologique ; Menace
Vient la pause déjeuner et c’est déjà un peu dur parce que je me suis confronté à un élève qui ne veut rien faire. Et je lui dis : « mais t’as rien à proposer ? » alors qu’il est en groupe, à attendre que l’heure passe. Et non, il ne dit rien. Et je donne une trop grande dimension à mon indignation peut-être en me disant que s’il ne propose rien – de négatif ou de positif – c’est qu’il a un manque cruel d’empathie pour le monde qui l’entoure. Qu’il n’a pas de rêve d’amour. Qu’il n’a pas peur pour ces personnes qui meurent aux dernières nouvelles environ un jour sur deux ici en Belgique. Je parle avec une collègue qui me dit qu’il faut se blinder, ne pas prendre la chose personnellement.
Je reprends avec mes plus jeunes et cette fois-ci je recours à un préambule. Je leur donne ce chiffre, leur dis que c’est un sujet sérieux et que j’attends d’eux de le prendre au premier degré. Pas de blague, donnez votre avis et assumez-le. Je leur écris au tableau la liste suivante et leur dis de classer selon eux chaque item dans le tableau. Pour information, ces assertions sont directement tirées du violentomètre.
A confiance en toi
Contrôle des sorties, habits, maquillage
Fouille dans ton téléphone
Menace de diffuser des photos intimes de toi
Menace de se suicider à cause de toi
S’assure de ton accord pour ce que vous faites ensemble
Se moque de toi en public
T’oblige à avoir des relations sexuelles
Te fait du chantage si tu refuses de faire quelque chose
Te pousse, te tire, te gifle, te secoue, te frappe
Te touche les parties intimes sans ton consentement
Ils s’affairent, tracent leur tableau plus ou moins soigneusement et j’écris les phrases au tableau, en vrac, pendant qu’ils s’occupent de les écrire. Etant plus jeunes, je les imagine être moins observateurs sur le sujet et donc leur proposer directement des phrases semble être une bonne stratégie. Chance, malchance, un de mes élèves qui aurait été bien pénible lors d’un tel exercice n’est pas là. Cela pour dire qu’ils prennent l’exercice plutôt au sérieux et qu’en lisant les copies bien remplies je suis content de les humaniser, de voir derrière les enfants incapables de se taire plus de deux minutes et qui semblent avoir une notion du respect bien précaire des personnes qui en fait ont une conception du bien et du mal similaire à la mienne.
Une élève me prend en aparté pour me demander si c’est du viol de se faire menacer de viol. Je ne sais comment l’expliquer mais elle donne assez de détail sur la situation pour que j’estime qu’il est probable qu’elle ait connu le cas, directement ou via une connaissance. Je lui explique qu’une menace de viol n’est pas un viol à proprement parler et que c’est une forme de violence verbale et psychologique, mais que quand bien même c’est interdit et punissable. Le genre de moments où on voudrait que le reste de la classe soit autonome pour pouvoir parler plus longtemps, la rassurer. Elle est avec un groupe de deux autres filles, je les garde en fin d’heure pour leur rappeler qu’un tel comportement est interdit, qu’elles sont dans leur bon droit de le signaler et qu’elle ne doive en aucun cas le tolérer. Ca ne coûte rien de rajouter cette couche.
Je finis la journée avec une classe de primo-arrivants et sur le point de la menace de se suicider un débat surgit. Faut-il être vigilant ou appeler à l’aide ? Un élève, qui par ailleurs travaille dans un home sur les périodes de vacances scolaires, soutient qu’il faut être vigilant mais qu’il faut rester avec la personne, prendre soin d’elle. Quelque part, j’ai trouvé ça beau. Il identifie, à mon sens, ce cas de figure où l’amour règne malgré des comportements parfois toxiques. Une sorte de pour le meilleur et pour le pire où lui estime que non, il ne faut pas dire tchao à la personne mais la soutenir et faire en sorte qu’elle aille mieux. Lui n’y voit pas du chantage mais un appel à l’aide auquel il souhaite répondre.
Ce qui me fait sauter sur cette démarche que j’ai eu le lendemain. J’ai changé mon fusil d’épaule et ait imprimé cette liste, que je demande aux élèves de découper et de classer du plus sain au plus dangereux. Une fois le classement effectué, je leur demande d’ajouter le degré zéro, à savoir la limite entre ce qui est sain et ce qui est toxique. Je reviendrai sur cette limite mais déjà, une fois qu’elle est posée, je leur demande s’ils ont déjà eu des comportements qui se trouvent du côté toxique. Et là, il est intéressant de remarquer que certain.e.s ont la franchise d’assumer que oui, il leur est arrivé de l’être.
Le lendemain donc, je les fais faire ce classement. En termes sociologiques, une variable de genre influence la réponse. Les groupes de filles ou contenant une fille ont tendance à classer selon un ordre moral plus proche du mien je dirais. Elles identifient facilement le bon ordre et leur limite entre toxicité et salubrité est exigeante. Elles revendiquent. Puis je vais voir un groupe de garçons et ils me servent de la soupe, un bon vieux « mais de toute façon qu’est-ce qu’une fille irait faire à une heure du matin dehors ? Moi ma meuf elle rentre à cette heure-là je lui mets un air KO. » Et je ne m’échauffe pas, je lui demande de donner une réponse premier degré, de réfléchir vraiment ce qui lui pose problème dans ça, et d’inverser la situation où lui sortirait à une heure du matin. On revient sur une belle revendication, mais cette fois-ci du côté de l’inégalité de genre, prônant l’inexistence entre autres de l’amitié homme femme, la possibilité pour une femme d’agir librement sans que ça pose problème, le droit de la battre si on estime qu’elle est sortie des sentiers.
Mais quoi, quand je me retrouve face à quatre garçons comme ça et qu’il n’y en a pas un pour rattraper l’autre – ils se muent dans le silence ou dans de petits rires encourageant la connerie – je suis le seul à soutenir une cause souhaitable et moi je suis le prof dont ils souhaitent se démarquer. Ma fiancée a des amis hommes, imaginez-vous le gouffre qui nous sépare ! Ne vous inquiétez pas qu’ils n’hésitent pas, quand ils apprennent ça, à me dire « non mais monsieur, je vous explique » et ce qui suit est incroyable. Je reste sur ma faim, ils auront une mauvaise note mais le jour où ils seront dans un cas comme ceux renseignés dans le violentomètre est-ce qu’ils prendront la peine d’écouter autre chose que leur semblant d’honneur misogyne ? Rien n’est moins sûr.
Puis, j’ai pensé à Deleuze. Deleuze, que je n’ai pas lu ou alors lu sans comprendre, fait son abécédaire qui est, pour ce que j’en connais, d’une délicieuse finesse. Deleuze parle de la honte. La honte. Han. Incroyable la honte. Je ne vais pas regarder à nouveau la chose et faire comme si c’était une de mes nombreuses impros en classe. Deleuze dit que c’est incroyable la honte parce que c’est ce qui fait notre humanité. Avoir honte, c’est se remettre en question. C’est l’instinct du bien et du mal. Quand on a honte, on a un petit quelque chose en nous qui nous rappelle à l’ordre. Le rouge des joues par exemple. Un cœur qui palpite sur un rythme renouvelé.
Vous allez comprendre. Je dis aux élèves de faire des groupes. Les copains se mettent avec les copains, les copines avec les copines, puis chacun est guidé par des intentions plus ou moins bonnes. Je fais l’exercice avec ma dernière classe de la semaine. Ce sont de petits coquins eux. C’est cette classe qui m’a inondé de toutes les phobies que vous voulez au début de l’année. Les gays seraient moins que des hommes m’avait dit une des membres de l’assemblée. C’était quelque chose.
Je leur impose donc cet exercice et file parmi les rangs. Ils prennent plus ou moins de temps, il faut faire peut-être jusqu’à trois rappels à certains groupes qui ne comprennent pas ou alors ont juste un classement sans queue ni tête – ou alors ils n’ont utilisé que l’une des deux. Et franchement, ils sont bonnement et simplement à tarter. Un petit regard moqueur qui sait qu’il fait le mal mais qui par sa voix feint l’incompréhension. Pas envie de me bagarrer avec ces courtes têtes. Il reste dix minutes avant la sonnerie. J’ai eu un super débat avec une élève quant à l’item « fouille dans ton téléphone ». Elle hésite. Elle sait que ce n’est pas bien mais elle le fait et on lui fait. Elle dit que c’est ok puis se ravise. C’est clair, elle a un bug. Et là c’est intéressant et on est justement dans tout le principe de la vigilance. Elle trouve que ça va, que ce n’est pas affreux et dans le fond elle témoigne de la difficulté d’accorder sa confiance à l’être aimé – elle a quatorze ans, rappelons-le. La vigilance fonctionne par cumul. Ce serait comme un château de cartes, et j’aurais aimé lui expliquer que un facteur qui fait douter, ça va, mais qu’on a affaire à des symptômes et que l’idée est que plus ils sont nombreux plus il faut se prémunir.
Bref, je reviens à mes zozos misogynes et tout ce que vous voulez. Il est 11h50, l’exercice est quasi fini et je trouve une petite pirouette. « Ok, tout le monde, s’il-vous-plaît. Alors, chacun a pris une photo de son classement et me l’a envoyé par mail ? Bien. Ce que je vous propose maintenant, c’est qu’on va tourner. Vous vous souvenez de la différence entre objectif et subjectif ? Avec ce classement, j’ai fait un petit tour dans la classe et ai vu que certaines phrases reviennent à des endroits similaires. A priori, vous avez mis ‘a confiance en toi’ plutôt vers le haut et ‘te touche les parties intimes sans ton consentement’ plutôt vers le bas. Je dis bien a priori car il y en a certains qui ont fait les petits malins. Alors, quand je tape dans mes mains, chacun va se lever et aller voir le classement du groupe voisin. Ok ? » CLAP.
J’aurais pu rester sur ce clap qui en serait devenu un de fin, mais j’ai quand même envie de préciser la chose plutôt que de vous laisser l’imaginer. Quel plaisir. Un peu de honte sur les joues de mon petit malin quand une fille de la classe alpague le classement en disant que c’est n’importe quoi. Je n’ai rien eu à dire, ils ont réglé le problème entre eux et il a entendu de la bouche d’une de ses cibles potentielles – oui, il doit sans doute utiliser le terme de cible – affirmer que c’est nul de penser ainsi. Alors là, à moins que ça ne le fasse devenir un incel, peut-être qu’il y repensera à deux fois avant d’exhiber son manque de respect ?
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