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Billet de blog 27 novembre 2025

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S02E08 Lettre à la ministre

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Madame, 

J’allais faire compliqué mais je pense qu’on peut faire simple. A l’école, on essaye de former les élèves à l’espace démocratique. Si je reprends la formule du programme du second degré du secondaire en Philosophie et Citoyenneté : « Participer au processus démocratique ». C’est une belle mission, et franchement je suis honoré d’essayer de la remplir, pensant justement que par l’essence même de mon travail d’enseignant je participe un peu à ce processus. 

Mais que se passe-t-il ? Quand on est professeur, au-delà des sources conventionnelles de l’accès à la connaissance – livres, média, discussions entre adultes … – viennent se greffer les conversations avec des élèves. Et les élèves, quand iels parlent, ont parfois une clairvoyance dont nous sommes nous-mêmes dépourvus une fois qu’on pense être adulte.

J’écris « nous » mais me rends compte que c’était bien « vous » qu’il fallait écrire, un vous à la Ministre mais également à la classe politique qu’elle représente. Non pas par orgueil ou par condescendance. Par constat.

De notre côté, nous essayons de faire comprendre aux élèves que c’est cool de parler de leurs conditions de vie et de réfléchir à ce qui se cache derrière le mot bonheur. On leur explique que c’est ça le fondement de la démocratie, le vivre-ensemble pourquoi pas. Puis on embraye en appuyant sur l’importance de viser à l’égalité des un.e.s et des autres, pour « construire la citoyenneté dans l’égalité en droits et en dignité ». 

Dans ce contexte, ils parviennent à s’organiser pour faire des élections, à parler entre eux, à venir voir des adultes quand une situation ne va pas, à s’engager en tant que délégué.e.s pour se présenter aux conseils de classe. Iels font ces choses-là, iels tentent, à leur moindre échelle, de « participer au processus démocratique ». Et, quelque part, iels y parviennent et cela fait chaud au cœur. De petites victoires existent, pensons à ces élèves qui ont réussi à faire en sorte que tout le monde, peu importe son statut, fasse la queue pour aller à la cafétéria. 

Pacotille ? Non, on parle ici de démocratie et les élèves savent reconnaître ce qu’ils estiment être une injustice. Savent reconnaître et s’organiser et, parfois, avoir le feu vert de la direction quand les intérêts convergent.

Mais ils vont bien finir par en sortir de cette école, et là ils seront dans le vrai monde. Comment leur parler de démocratie en ayant en tête que nos manifestations ne sont pas prises en compte ? Que campant devant votre local attitré vous ne daigniez pas nous dire quoi que ce soit si ce n’est laisser la police nous nasser ? Que, engagé et capable de me renseigner, moi, citoyen qui se prétend éclairé, je ne puisse voir aucun débat contradictoire où vous prenez au sérieux les oppositions qui vous sont faites ? 

On l’a en tête. Oui. Mais comme vous le savez le décret neutralité fait qu’on se garde bien d’évoquer ces scènes. Ce n’est pas pour autant qu’elles ne nous habitent pas quand on fait aux élèves des promesses démocratiques. J’y pense là maintenant et m’imagine un.e élève, d’ici quelques années, dégouté.e comme je le suis, se dire en hommage à Astérix « engagez-vous qu’y disaient » en repensant à ses cours de CPC qui faisaient miroiter une super démocratie. 

Mais ils n’ont pas besoin de ce recul je crois. Déjà, ils sentent une déconnexion entre leur échelle et celle du « politique ». Quand vient le moment de faire de l’éducation aux médias ou même au détour d’une conversation hors-sujet, iels expriment un désintérêt vis-à-vis de la démocratie, vis-à-vis du politique, revendiquant que ce n’est pas pour eux, ne comprenant pas ce qu’iels peuvent faire pour embrasser ou changer le monde, répondant d’un « bah oui » quand on leur demande s’ils se sont déjà fait contrôler par la police et j’en passe…

Vous rendez-vous compte ? Des élèves de treize ans qui ne parviennent pas à se projeter dans le monde en tant que citoyen.ne.s, des jeunes qui se sentent déjà exclu.e.s, incapables, sans pouvoir. Qui se projettent ainsi.

Et pourquoi ? A cause de ce « vous ». De ce « vous » qui refuse la critique et nie par là-même le principe démocratique, qui fait croire que le monde serait trop compliqué à comprendre et qu’il faut laisser les expert.e.s le diriger à leur sauce.  De ce « vous » qui les considère comme un chiffre à faire baisser dans le budget. De ce « vous » qui jamais n’aura de conversation avec eux. Qui jamais n’aura de conversation avec nous.

Comme je le disais, le programme de Philosophie est super. J’imagine que vous partagez mon avis puisque vous en êtes la représentante et qu’en plus vous étudié la philosophie. 

Alors, s’il est super, ce programme, pourquoi ne pas l’appliquer ?

Plutôt que des promesses, pourquoi ne pas faire en sorte qu’il soit réalisable avec, par exemple, des classes moins nombreuses, des professeurs plus motivés – oui, j’anticipe qu’à soixante-sept ans je serai bien plus efficace en plantage de radis qu’en expliquant aux élèves ce que sont les droits de l’homme ? Pourquoi ne pas fermer les yeux deux minutes et s’imaginer dans un monde où la démocratie ne serait pas un vœu pieux mais quelque chose d’un peu plus palpable qu’aujourd’hui ? Pourquoi, plutôt que de nous mettre des bâtons dans les roues, ne pas essayer d’embrasser notre motivation en la prolongeant par de l’argent, du dialogue, de la considération, du respect ? 

« Je considère ma formation de philosophe comme un atout, particulièrement dans le contexte de crise qu’on connaît depuis deux ans. Je pense que cela m’a appris à être prudente, à ne rien considérer comme acquis. » Oui, je vous cite. Respectez votre engagement à ne rien considérer comme acquis : lisez nos pancartes, écoutez nos revendications, respectez nos besoins. Faites-le pour elles, faites-le pour eux.

Nous finirons par un exercice : pour faire comprendre aux élèves le processus démocratique, je fais des analogies entre le microcosme de l’école et le fonctionnement d’un gouvernement. Faites pareil, mais inversez je vous prie. Quelle serait votre place dans une école, quelle travailleuse seriez-vous et quelle serait votre posture vis-à-vis du reste des personnes en présence ? Quelle serait l’école ? Comment réagiriez-vous aux revendications des élèves ? Et des professeurs ?

Bien à vous,

Nils Savoye, enseignant de Philosophie et Citoyenneté au secondaire

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