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C'est la rentrée, et en bon professeur je vais me faire pédagogue et me présenter, par égard pour celles et ceux qui ne me connaitraient pas. Ceci non pas pour prétendre que beaucoup me connaissent mais plutôt dans l'espoir d'être lu par de parfait.e.s inconnu.e.s.
Donc, j'enseigne en région bruxelloise, plus précisément la philosophie et la citoyenneté. C'est l'intitulé de mon cours. Au secondaire car ici il n'y a pas de distinction entre collège et lycée, les élèves pouvant rester dans le même établissement de la première à la sixième - oui, ici, on compte à l'endroit, ce qui semble bien plus logique que de mon côté originel de la frontière.
Moi, j'ai fait des études d'histoire à l'origine, un master à l'EHESS plus précisément. Je l'ai fini en 2015, j'ai travaillé cinq ans dans la mesure d'audience puis j'ai compris que si je voulais avoir un impact - positif - sur la société il fallait passer par la case enseignement. Encore une fois, il y a bien des manières d'avoir cet impact, je pense juste qu'en cet instant précis c'est là que je peux être le plus utile. Sans volonté d'appropriation culturelle, je me considère volontiers comme un établi, au sens où clairement je pense que les professeurs ont un rôle à jouer dans l'éducation de la société et l'avènement d'une société plus juste et plus souhaitable. Pour faire court.
J'enseigne, donc. A mi-temps. Onze heures par semaine réparties sur trois ou quatre jours selon les semaines. C'est un choix personnel, qui me permet d'avoir suffisamment de temps pour écrire ces lignes, ne pas faire d'overdose d'élèves - j'en ai déjà plus d'une dizaine de douzaines - ou encore juste préparer consciencieusement mes cours voire réfléchir à une thèse dont ce cours de philosophie et citoyenneté serait le sujet.
Contrairement à Delphine Saltel qui se promène toujours avec un micro et peut pour notre plus grand plaisir ressortir des archives d'il y a vingt ans et les faire écouter à ses ancien.ne.s élèves (et nous), moi je table sur ma mémoire et sur le petit carnet que j'ai toujours sur moi. Je me fais philosophe en pratiquant l'étonnement abusif : j'essaye de tout regarder de yeux naïfs mais avisés, cherchant les injustices, les ingéniosités, les frustrations et le sens des silences.
Les cours ont commencé sans trop commencer et je vais donc vous abreuver du peu que j'ai noté pour l'instant. Lundi avait lieu une plénière avec beaucoup de redites et dont l'intérêt principal était de partager du café et des pâtes gratuites avec des collègues pas vus de l'été. Des retrouvailles en douceur, mais avec toujours cette chose étrange qu'il y a à l'école et non en entreprise : tout le monde part en vacances en même temps donc tout le monde a des histoires à raconter donc on en parle puis au bout d'un moment on n'emmagasine plus. Dans le fond, on ne demande pas aux gens ce qu'ils ont fait pendant leurs vacances dans l'espoir qu'ils nous sortent de notre bulle de travail et donc le récit subit moins de relances peut-être et devient assez vite périmé - je pense à tous ces collègues à qui je n'ai pas posé cette question, à nos retrouvailles qui se feront peut-être dans deux semaines et pour qui le mois de juillet sera alors bien éloigné.
La réunion commence. Pas grand chose à en dire si ce n'est que c'est la première rentrée sans téléphone pour les élèves. Ni en classe, ni dans les couloirs, ni dans la cour. Nulle part. Je n'ai pas vérifié mais pense qu'il va y avoir la queue aux toilettes. Je précise que cette interdiction, qui durera donc de la prémière à la dernière heure de présence à l'école pour les élèves qui ne sortent pas le midi, ne s'applique pas aux professeurs. Que ce qu'on leur demande ne nous l'est pas et que, franchement, c'est dur de s'imaginer l'impact que cela va avoir sur eux. Je les imagine sans écran, dans la cour, avec rien d'autre comme occupation que ce qu'on faisait avant. Il va falloir un temps de réadaptation. Peut-être vont-ils pallier cette privation d'écran par une consultation d'autant plus intense dès qu'ils seront en dehors de l'école ? Ce sera une enquête à mener pour Profenil.
La réunion finit avec des comptes à rendre. Nous avons au cours de l'année du travail collaboratif imposé, plus ou moins pour penser l'école de demain et faire le mieux pour les élèves. Du coup, deux heures par mois on se retrouve consultants et il s'agit alors de pondre des idées en prétendant qu'elles sont novatrices et, surtout, il faut prendre des notes et trouver des critères d'efficacité pour jauger l'utilité de nos démarches. C'est là qu'est le problème, quand on doit produire du texte pour produire du texte et prouver qu'on a fait des choses.
Mais j'en viens à la classe, ne vous inquiétez pas. Cette année, je suis cotitulaire d'une classe de deuxième. Ils ont entre treize et quinze ans. Je suis avec une prof qui a de la poigne et elle les met directement dans le bain. A la fin de l'année il y a le CE1D. On se met en rang. Il n'y aura pas d'examen en décembre mais je vais faire une grande évaluation en janvier pour que vous soyez obligé.e.s de travailler la matière. Par contre la chique ça va pas le faire là, donc tu te lèves et tu vas la jeter dans la poubelle dans le couloir. Carrée et je ne peux pas m'empêcher de trouver ça artificiel mais ça marche. J'en profite pour dire qu'en plus de deux ans d'enseignement c'est la première fois que je suis dans une classe qui n'est pas la mienne et que c'est intéressant de voir comment chacun.e interagit avec ses élèves. Je n'empiète pas, je la laisse faire, c'est son territoire.
On fait des jeux avec les enfants. Elle m'a demandé si j'avais des idées, puis en fait elle avait déjà pensé à un truc et c'est donc ce qu'on a fait. On a commencé en demandant aux élèves où ils se voyaient dans dix ans, en termes professionnels et personnels. J'ai trouvé ça anxiogène au possible et ils ont suivi la pente douce du travail. Chacun.e a dit le travail qu'il voulait faire, allant de docteur à policier en passant par astronaute, avocate, foot, journaliste et prof. C'est une élève zélée qui a dit prof, je me demandais au début si c'était par calcul ou si elle voulait vraiment faire ça.
Puis j'ai eu ma réponse. L'enseignante demandait aux élèves de donner leur réponse puis de désigner la personne qui répondrait ensuite. Classique, les garçons ont épuisé le stock de garçons puis le dernier choisi et dû choisir une fille qui a choisi une fille et ainsi de suite. Pour le second jeu, qui consistait à dire trois propositions dont une vraie et deux fausses, on a donc fait autrement. Ma collègue est partie faire des photocopies et je les aidais à trouver l'inspiration. C'est là que j'ai rencontré mon bon premier relou, qui disait qu'il ne savait pas trop quoi écrire puis sentant son oeil malin j'ai précisé que tout propos offensant n'était pas souhaitable. Il a fini par pondre un truc au bout de quinze minutes, quand on a fait le jeu il m'a demandé s'il pouvait dire ses trois phrases, j'ai regardé en amont et il avait mis quelque chose comme :
Je porte un tee-shirt (il portait effectivement un tee-shirt)
J'ai le snap de la mère à Riri
Riri est beau
Et je lui tiens mon petit discours. Moi je pense que personne n'est bête et je ne suis pas là pour vous apprendre le bien et le mal. Le bien et le mal, tu sais puisque sinon tu ne fais pas ton truc en cachette là. Là, t'es juste en train de tester. Et donc, moi, ce que je peux dire par contre c'est que c'est débile d'avoir écrit ça parce que j'ai précisé qu'on ne devait pas être offensant. Je ne sais jamais si c'est la bonne manière mais j'aime bien les responsabiliser ainsi plutôt que de rentrer dans son jeu de provocation. Tiens d'ailleurs cet élève je l'ai vu dans mon tram alors que je rentrais de cours et je sais qu'il lui restait quelques heures à passer sur les bancs de l'école.
Passons maintenant à mes deux premières heures de ce vendredi 29 août 2025 qui signe officiellement la rentrée. Là, j'ai eu le temps de prendre des notes. Il y a un élève dont je vous ai déjà parlé, celui que j'avais en option la première année et qui me mettait des tunnels puis que j'ai eu en classe et qui écoutait bien plus. Eh bah là, raté, il est dans un groupe de trois élèves. J'avais prévu des activités pour plus nombreux mais tant pis, on se met en binôme lui et moi, les deux autres ensemble, chacun raconte ses vacances à l'autre puis je demande ensuite à chaque élève de raconter pour son camarade. Simple comme bonjour, mais ça donne quelques infos et parle de choses qu'on aime et qui n'angoissent pas : les vacances, et qui plus est celles qui viennent d'arriver.
J'ai déjà vu cet élève qui a eu un drame familial et il me dit que son été est pourri parce que d'habitude il partait dans les Caraïbes et que là il est resté en Belgique. Sa maman a proposé d'aller en Espagne mais il ne voulait pas. C'est tout ou rien. Je comprends que sa mère n'était pas là et il me dit que pendant trois semaines il a "fait ce que les adolescents font quand ils sont seuls". Je lui demande de préciser en lui disant que là il essentialise les ados alors que tout le monde ne fait pas la même chose. Vous imaginez bien qu'il a dû à un moment ou un autre se promener à poil ou regarder un porno mais là n'est pas le sujet. Il me dit qu'il regarde des séries et joue un peu aux jeux vidéo. Il me dit que les vacances c'est les Caraïbes ou rien. Je le relance peut-être trop rapidement, mais il ne me demande rien et au moment de raconter mes vacances il a une info sur deux et oublie de dire que j'ai fait un repas de fiançailles - te rends-tu compte de cet affront Marie ?
L'autre élève est son binôme, je l'avais l'an dernier et il est fort sympathique, souriant et rigolant avec bonhomie. Un rire franc, qui semble pas le rire caché ou esclaffé de certains élèves quand ils lachent en cachette des moqueries par exemple. Lui j'ai retenu qu'il vient d'Italie, de Sicile, mais qu'il supporte l'Inter de Milan parce qu'en Sicile ils ne sont pas très bons. Quand j'ai demandé à quoi servait l'école, il a dit que c'était un lieu qui nous confrontait à la norme et qui était parfois difficile, notamment parce que les professeurs confrontent leurs élèves à leur ignorance mais aussi parce que les élèves opéraient une forme d'autocensure pour justement correspondre à cette norme, la peur absolue étant de paraître bizarre.
Le troisième élève, je lui ai demandé pourquoi il était là et s'il avait toujours suivi le cours de Philosophie et Citoyenneté en option. Parce que, pour faire un bref rappel, ce cours d'option est choisi par les élèves qui décident ni d'assister à un cours de religion (musulmane, orthodoxe, protestante, catholique) ni de morale. Il m'a dit, sans provocation, qu'avant il était en religion et qu'il avait choisi ce cours pour la deuxième année parce que le prof y était plus souvent absent. Je me suis excusé, avec un sourire narquois, d'être là. Lui, pour la première fois de sa vie il devait partir avec ses parents et sa grande soeur en road trip. Espagne, France, tout était prévu. Je parle au passé parce que leur voiture a eu un souci au départ de Bruxelles, que la pièce mettait trop de temps à arriver et qu'ils ont du coup tout annulé. Qu'a-t-il donc fait ? Il a "séché" Fifa. Un peu d'amertume dans son histoire tout de même.
On a deux heures et à trois cette activité des vacances ne prend pas tant de temps. Je les mets donc au parfum. On va faire de l'arpentage. Technique inventée par les ouvrières et ouvriers en manque de temps, il s'agit de se répartir un livre, chacun analysant une partie avant une mise en commun pour lire un livre en un rien de temps. On va le faire avec Reconnaître le fascisme de Umberto Eco, où il présente quatorze critères qui permettent d'identifier cette odeur nauséabonde. Je vous raconterai.
D'ici-là, je leur demande à quoi sert l'école. Je ne lis que des trucs là-dessus en ce moment et sais où je souhaite les emmener mais je me fais simple accoucheur. Ils me disent (reformulé) : l'école sert à t'éduquer, t'apprendre des choses qui te serviront plus tard. Je leur dis que oui, mais encore ? Qui serviront dans quel contexte ? Je leur demande, plus précisément, à quoi l'école est-elle censée servir ? Précisant qu'elle se donne des missions mais qu'ils sont bien placés pour juger si ces dernières sont remplies ou non. Le troisième répond : l'école devrait plus préparer au marché du travail. Le premier renchérit sur le fait qu'ils sont en comptabilité et que l'école ne prend pas en compte l'évolution du marché du travail avec l'arrivée de l'IA. Là, je leur dis qu'ils ne disent pas ce qu'elle est censée être mais ce qu'elle devrait être selon eux. Que ce n'est pas mal de dire ça, mais que c'est autre chose. Ils arguent que ça ne sert à rien d'avoir ce discours, parce qu'on ne va pas changer l'école. Je leur dis que si puisque moi je suis là et que si déjà ils arrivent à changer un cours c'est pas mal.
Le troisième dit : l'école devrait nous apprendre à faire de l'argent, investir et gérer. Il dit qu'ils ont des cours de sciences en compta et que ça sert à rien. Son collègue, le premier, dit que ce genre de cours c'est pour ne pas se fermer de porte au cas où on souhaiterait se réorienter. Ok. On est en cours de philosophie et citoyenneté hein - c'est à vous que je le rappelle, à eux aussi. Je leur demande donc : et notre cours, ce cours, vous pensez qu'il sert à quoi ?
Sortent les mots d'esprit critique, de sociabilisation, de démocratie. Et là je rebondis, ici et non en cours, sur les essais que je lis en ce moment. Des critiques formulées depuis Freinet, qui disent que l'école fait mine de forger des citoyens mais qu'elle s'intéresse seulement à la bonne santé du capitalisme en forgeant plutôt des travailleurs dont on se méfie de l'esprit critique. Je prolongerais même avec le travail de Martha Nussbaum qui dit que la course au profit menée par les Etats les pousse à justement mettre en place une école qui prépare efficacement au marché du travail, délaissant les humanités et les arts.
Ainsi, faut-il voir chez les élèves désireux d'être toujours mieux insérés dans le marché du travail une victoire du projet capitaliste ? Faut-il, à l'inverse, se dire qu'il est normal qu'ils souhaitent avant tout trouver un travail et que le reste viendra s'il vient ? Dans ce second cas, où l'esprit critique peut paraître comme une sorte de privilège, on voit qu'il y a une impasse démocratique. L'empathie, l'esprit critique, l'ouverture sont indispensables au projet d'avènement d'une société démocratique. Tant que ce ne seront pas des valeurs universellement réparties, un problème subsistera quant à la liberté qu'éprouve chacun.e - plutôt, à la liberté que chacun exerce réellement.
J'ai donc mon programme en tête pour ces trois jeunes. Mais disposant d'un peu de temps avant la sonnerie je leur demande donc quels sont les sujets qu'ils aimeraient aborder. On est à l'école, je suis diplômé, je dois vous faire cours. Profitez-en. Qu'est-ce qui vous intéresserait ? Le premier me parle de crise de la démocratie. Du fait que chaque élu.e ne réalise jamais ce pour quoi iel a été élu.e. Je lui demande, face à son constat : c'est de l'espoir que tu veux ou la confirmation de ton hypothèse ? Les autres ne réagissent pas trop. Peut-être bien que je les enregistrerai la prochaine fois.
C'est tout pour moi, pour aujourd'hui. N'hésitez pas à suivre ce blog, à commenter, à me poser vos questions si vous ne connaissez pas le système belge, à me dire si certains propos ne sont pas clairs, si des sujets vous intéressent particulièrement ou si vous voulez savoir ce qu'il y a à la cantine mardi neuf septembre. Je transmets également ce journal par mail, chaque dimanche a priori. Si vous souhaitez rebondir en privé ou être ajouté à ma liste de diffusion vous pouvez m'écrire à nils.savoye@gmail.com