Hier, à Paris, j'ai vu deux hérons, l'un le matin, l'autre l'après-midi. Ou bien était-ce le même qui le matin, étirant son long cou, observait les poissons rouges dans le bassin du jardin alpin et qui l'après-midi, rentrant son cou, luttait contre les rafales du vent glacial qui balayaient la Seine ?
Hier, à Paris, j'ai vu deux fois un héron. Et ça m'a mise en joie.
Et tandis que je déambulais au milieu des Parisien.nes qui photographiaient le héron ou les cerisiers et les prunus en fleurs, qui humaient les lilas et les jacinthes, qui s'installaient au pied des arbres dans les tapis des narcisses, je me suis rendu compte que la joie que j'éprouvais, nous la partagions tous.tes.
Et ces moments anodins, que certains dédaigneront parce que certes le printemps c'est beau, ça sent bon, les petites fleurs, tout ça, tout ça... mais ça n'a quand même pas la gravité de la guerre en Ukraine ! le sérieux de la campagne présidentielle, des chiffres du COVID, de ParcoursSup, du chômage, des violences policières, des agressions sexuelles ! Ce n'est pas essentiel, un cerisier en fleurs ! Un héron ? Tu as vu un héron ? Et alors ? Un héron, ça ne fera jamais la Une des journaux ! Au mieux, me concédera-t-on, ça alimentera le poème sur le printemps que ta fille ânonnera ce soir et que toi-même tu trouveras niais.
Et pourtant en quoi cette joie que j'ai ressentie en voyant deux fois un héron au milieu d'un univers urbain, cette surprise d'un animal sauvage dans un univers si anthropisé, seraient-elles moins importantes qu'une analyse sur les rapports internationaux en Ukraine ? En quoi auraient-elles moins de légitimité ? En quoi cette expérience du monde que j'ai faite serait-elle à censurer et à oublier ?
Quand j'ai vu ce héron, quelque chose en moi a tressailli, a résonné. Quelque chose de fragile mais de profondément vivant. Le sentiment doux et puissant à la fois de partager le monde avec l'échassier, qu'il y a une forme de continuité entre nous deux. Ce héron recroquevillant son cou sous les assauts du vent me disait que la vie est à la fois solide et précaire.
La résonance née de la vision du héron a éveillé en moi quelque chose, une pensée ténue, un fil plutôt, un « aileron », pour paraphraser Virginia Woolf qu'il faut prendre dans son filet, quelque chose qui mérite d'être suivi et d'être attrapé.
Que me dit cette pensée ?
Elle me susurre à l'oreille que notre rapport au monde objectif, détaché, froid, rationalisé à outrance, de mise à distance de nous et du reste du vivant n'est pas le bon.
« J'appelle cette conscience mise à distance car son essence est de nous faire voir nous-même à l'écart du monde. Nous sommes à distance de la nature, des autres êtres humains, et même de certaines parties de nous-mêmes. Nous voyons le monde comme constitué de parties divisées, isolées, qui n'ont pas de valeur par elles-mêmes. Elles ne sont même pas mortes car la mort implique la vie. Parmi les choses divisées et sans vie, les seules relations de pouvoir possibles sont celles de la manipulation et de la domination » écrit l'écoféministe Starhawk1.
Cette résonance est l'antidote à l'effroi devant les malheurs du monde, effroi qui mène à la paralysie de la pensée et à l'impuissance de l'action. En revenant à soi, à un rapport de proximité avec la nature, avec le vivant, en laissant s'épanouir cette corde sensible qui vibre à la vue des fleurs du cerisier ou à l'écoute du chant d'une mésange, en sentant que chacun.e est relié.e aux autres formes de vivant, nous résistons au capitalisme et à sa « morale de mobilisation permanente », à « son empire du calcul et de la rentabilité »2, nous refusons d'être « maîtres et possesseurs de la nature »3, et plutôt que de soutenir le nécromonde, nous choisissons de soutenir la vie.
1Starhawk, Rêver l'obscur, traduit par Morbic, Cambourakis, 2015
2Mona Chollet, Chez soi, La Découverte, 2016
3Descartes, Discours de la méthode