A l'appui de toute domination d'un groupe social sur un autre, il y a une idéologie qui rend acceptable cette dernière. La légitimité d'une domination passe par le fait de la rendre naturelle. Comment se révolter contre ce qui est « naturel », « dans l'ordre des choses », « normal », « on a toujours fait comme ça, que veux-tu ? »? Les mythes, ces histoires sans auteur.ice, qui se répandent sous différents supports, sont un matériau brut et disponible pour tous les storytellers du patriarcat. D'une redoutable efficacité, ils favorisent l'adhésion à l'idéologie. En voici quelques-uns (écrits en vrac, sans ordre particulier)
Le mythe de la salade Caesar : au restaurant, « la-femme »1 ne commande ni burger avec frites (trop gras), ni entrecôte saignante (trop carnée). Elle prend le plat fait exprès pour elle, qui fait la part belle aux légumes agrémentés d'un peu de volaille, à savoir la salade Caesar qu'elle déguste avec un verre de blanc (ou de rosé si c'est l'été) mais pas de rouge. La-femme ne prendra pas de dessert. Tout au plus, se laissera-t-elle convaincre de goûter celui de son-mari (mais seulement une petite cuillerée!)
Le mythe du rose : la-femme, ou plus tôt sa version antérieure, à savoir la-fillette aime le rose, les papillons et les sweats à paillettes. Elle les aime tant que sa-mère est prête à acheter le shampooing rose plutôt que le bleu bien que le rose, rigoureusement identique dans sa composition, soit plus cher que le bleu.
Le mythe de la-femme qui aime se taire. La-femme aime se taire et écouter. Elle éprouve beaucoup de commisération pour ses consoeurs, les pauvres Cassandre, trop pipelettes pour que leurs propos soient dignes d'être crus, ou les Phèdre, qui accusent les hommes de viol s'ils ont repoussé leurs avances. La-femme ne veut pas être confondue avec ces celles-là, les hystériques, les grandes gueules, les folles ! Alors, elle prend garde à parler doucement, avec réserve, sans s'énerver, ni se moquer, sans être vulgaire ni monter sur ses grands chevaux, avec le sourire aux lèvres et, bien évidemment, elle s'efface toujours devant celui qui sait mieux qu'elle.
Le mythe du violeur : Le violeur est un étranger ou un homme racisé, quelqu'un qui n'appartient pas à la bonne société (blanche). Il n'a pas ni famille ni amis. Il n'est ni père, ni frère, ni présentateur de télévision, ni réalisateur de films, ni directeur de thèse, ni policier, ni gynécologue : il n'est rien du tout. C'est un marginal avec des problèmes psychiatriques. Il commet ses méfaits seul dans un garage lugubre dans lequel quelques néons clignotent ou au fond d'une ruelle obscure et déserte. Sa victime est une jeune fille blanche et jolie qui porte mini-jupe, talons hauts et décolleté plongeant. Elle est seule, légèrement pompette, égarée dans un endroit où elle n'aurait jamais dû être. Le violeur l'agresse, elle se débat, hurle, appelle à l'aide, mais personne ne l'entend. Quand le violeur a terminé, il s'évanouit dans la nuit.
Le mythe des règles : les règles n'existent pas, c'est un mythe forgé par les fabricants de « protections hygiéniques » qui se sont donné pour mission de protéger la lingerie féminine (cf. mythe suivant) d'affreuses taches – bleues. Vers l'âge de onze-douze ans, la-jeune-fille entre dans la confrérie2 secrète des Porteuses de Protections Hygiéniques. Après son initiation, elle jure qu'elle ne mettra à la poubelle qu'avec la plus grande discrétion ses protections usagées, qu'elle n'évoquera qu'à mots couverts et mesurés (décents) ses règles même si celles-ci lui occasionnent des maux de ventre ou de tête abominables, et qu'elle échangera lesdites protections avec la même prudence qu'un dealer remettant de la drogue à son client.
Le mythe de la lingerie féminine : La-femme aime les jolis sous-vêtements faits de dentelle et de noeuds-noeuds affriolants, de couleurs pastel ou rouge vif. Souvent ils grattent, la serrent, lui laissent des marques autour du bassin, dans son dos ou sur ses épaules ou bien ils lui rentrent dans les fesses mais la-femme n'a cure ni de leur inconfort ni de leur coût. Quand la-femme a ses règles (bleues, rappelez-vous!), elle enfile ses « culottes de règles », de vulgaires culottes en coton sans noeuds-noeuds ni dentelle et qui n'irritent pas la peau. La-femme en savoure le confort avec le même plaisir coupable que lorsqu'elle se ressert une part de gâteau au chocolat. Parfois, la-femme avoue porter ses culottes de règles quand elle n'a pas ses règles (comble de l'audace !).
Le mythe des oreilles bioniques : la-femme, dans sa variante la plus évoluée, à savoir la-mère, possède des oreilles bioniques (qu'elle doit développer pendant sa grossesse ce que l'Académie de Médecine n'a pas encore prouvé). Elle se réveille dès qu'elle entend son bébé chouiner en pleine nuit et dégaine avec une célérité admirable biberon, tétine, thermomètre, doliprane, couche, pyjamas propres, sérum physiologique, voire dans les cas extrêmes, ventoline... Le-père, quant à lui, développe (également pendant la grossesse de sa-femme, mais cela reste à prouver) une autre capacité, celle de dormir sans se préoccuper de sa descendance.
Sans compter le mythe « du plus beau jour de la vie de la-mère », le mythe « de l'amour inconditionnel de la-mère pour sa progéniture », celui « de la-femme ne sait pas ce qu'elle veut » avec son corolaire « quand c'est non, c'est oui », le mythe « de l'orgasme féminin est plus difficile à atteindre que l'orgasme masculin », le mythe « du cerveau multi-tâche de la-femme », celui « du pouvoir spécial de la-mère à savoir retrouver le carnet de santé, le bonnet, le doudou, le cahier du jour », sans oublier « le pouvoir magique du tri des vêtements trop petits » etc, etc
Et vous, que rajouteriez-vous pour faire grossir cette liste ? A quels mythes pensez-vous ?
1« La-femme » est une expression forgée par Monique Wittig dans La Pensée Straight, éditions Amsterdam, 2018. « non seulement il n'y a pas de groupe naturel « femmes » (nous lesbiennes en sommes une preuve vivante, physique) mais en tant qu'individus aussi nous remettons en question 'la-femme', laquelle n'est pour nous qu'un mythe... »
« Notre première tâche est donc, semble-t-il, de dissocier soigneusement 'les femmes' (la classe à l'intérieur de laquelle nous combattons) et 'la-femme', le mythe. Car la-femme n'existe pas pour nous, elle n'est autre qu'une formation imaginaire, alors que 'les femmes' sont le produit d'une relation sociale. Il nous faut de plus détruire le mythe à l'intérieur et à l'extérieur de nous-mêmes »
2Confrérie.... ? Admirez ce mot du langage patriarcal !