Avant que certains ne poussent des cris d'orfraie et ne me traitent d' « affreuse misandre », sachez ceci : j'ai passé plus de vingt à lire, regarder, étudier, essayer de comprendre, analyser les créations de fiction ou de non-fiction des hommes. J'ai lu entre autres beaucoup de « classiques » ( je mets des guillemets parce que la notion de « classique » est éminemment patriarcale) de la littérature française : de Zola à Hugo en passant par Racine, Rousseau, Baudelaire, Proust, Céline, Molière, etc...
Je n'ai pas seulement lu ces livres, pour certains, je les ai lus plusieurs fois, stylo à la main, en prenant des notes et faisant des résumés, et j'ai même lu d'autres hommes commentant ces auteurs. J'ai donné beaucoup de mon temps, de mon argent et de mon énergie à des productions masculines.
Quel homme peut en dire autant ? Quel homme peut prétendre que sur l'ensemble des auteurs qu'il a lus il y a 80 à 90% d'autrices ?
Éduquée dans la pensée des hommes, j'y ai formé ma pensée et ma sensibilité.
Non pas qu'il y a une pensée des hommes par essence ou par nature. Pas plus qu'il y a une pensée ou une écriture de femmes par essence. Il est en revanche indéniable qu'être éduqué.e et socialisé.e en tant qu'homme ou tant que femme implique une « valence différentielle des sexes »1, des possibilités (ou non) d' une éducation, d'un métier, d'une émulation de ses pair.es, de voyages, d'un temps de liberté rien qu'à soi, de disposer (ou non) de son propre corps... On ne peut donc balayer d'un revers de la main le genre de l'auteur.rice parce que de l'appartenance à un genre découlent des vies et des expériences différentes qui forgent ensuite un imaginaire particulier.
Chaque fois que j'ai lu un livre écrit par un homme, je me suis patriarcalisée un peu plus (se patriarcaliser : être intoxiqué.e peu à peu par les idées et préjugés de l'idéologie patriarcale jusqu'à l'adhésion complète. Ce processus, qui avance masqué, en cachant son objectif, est activement mis en place par l'Education Nationale et les Institutions Culturelles. Sa grande efficience repose sur des concepts comme la « Neutralité » et l' « Universalité » qu'il érige en dogmes inattaquables parce qu'il les couple avec deux autres concepts que sont l' « Objectivité » et la « rationalité ».)
Voulez-vous quelques exemples ? En voici ! Prenez Baudelaire, ce poète tant vanté, qui figure dans n'importe quel manuel scolaire, que tous les élèves de France connaissent, Baudelaire dont j'ai lu plusieurs fois Les Fleurs du mal et les Petits Poèmes en Prose, dont je connais par cœur certains vers, Baudelaire, cet horrible misogyne qui a écrit « La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être f… Le beau mérite ! La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable.…. »2 !
Ou Rousseau, ce père du Contrat Social, qui figure lui aussi dans tous les manuels de français et de philosophie, ce Grand Philosophe des Lumières, ce penseur de la Liberté et de la Démocratie qui passe par l'Education et qui écrit « Les femmes en général n'aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n'ont aucun génie »3
Il y a 4 ans, j'ai décidé que ça suffisait. Je ne donnerai plus mon temps ni mon énergie aux créations des hommes. Je ne risquerai plus l'intoxication patriarcale à chaque lecture. Je déserterai.
J'allais lire des écrivaines, des essayistes, des poétesses, des romancières.
Ma découverte de Monique Wittig (romancière et essayiste, lesbienne, une des fondatrices du MLF) s'est faite par hasard, dans ma librairie de quartier, au moment de la réédition en poche de certains de ses romans. C'est le titre L'Opoponax qui m'a suscité ma curiosité ainsi que la photographie de Wittig, jeune, assise sur un lit, une mèche recouvrant partiellement son œil droit, sa main gauche soutenant son menton. Il émanait de ce portrait une forme d'insolence tranquille de défi qui disait « lis-moi si tu oses ».
J'ai osé et je suis tombée par terre. J'ai écouté une émission de France Culture sur Wittig, ai lu Les Guérillères, suis tombée par terre une nouvelle fois, ai lu Le Corps Lesbien. Quelle audace ! Quelles inventions stylistiques ! Quelle imagination ! Quel détournement de la mythologie patriarcale pour inventer des mythes au féminin ! Quel usage révolutionnaire des pronoms personnels ! Quelle invention de néologismes pour tordre le langage patriarcal et le rendre féministe ! Pourquoi n'avais-je jamais entendu parler d'elle dont les romans étaient, selon moi, autant révolutionnaires que ceux de Sarraute ou Robbe-Grillet ? J'ai demandé autour de moi : « tu connais Wittig ? » La réponse était toujours négative. Même de la part d'agrégé.es de lettres enseignant dans les Classes Préparatoires, censé.es avoir une expertise sur la Littérature Française (comprenez la littérature française masculine) ! J'avais l'impression d'être entrée en dissidence.
A partir de là, la machine était lancée. Une autrice m'amenait à une autre : Audre Lorde, Fatou Diome, Léonora Miano, Christa Wolf, Chimamanda Ngozi Adichie, Nicole Krauss, Maryse Condé, Virginia Woolf pour n'en citer que quelques-unes... Ma bibliothèque s'est peu à peu renouvelée et je me réjouis désormais de passer devant plusieurs rayonnages d’œuvres d'artistes femmes.
Mais bien vite, je me suis heurtée à une difficulté : si l'on trouve aisément des livres écrits par des femmes du XXe et XXIe siècles, j'avais beaucoup plus de mal avec les siècles précédents et en particulier avec les poétesses. J'ai été élevée dans l'idée qu'il n'y avait pas de poétesses avant le XXe siècle, non qu'aucun de mes professeurs n'ait jamais formellement dit cela, mais l'absence de femmes dans les principaux recueils de Poésie Française m'avait fort naïvement conduite à cette hypothèse. Deux livres sont venus à point nommé guider mes recherches.
L'excellentissime ouvrage Femmes et littérature, sous la direction de Martine Reid se donne pour objectif de « constituer un solide état des lieux de la présence des femmes en littérature » depuis le Moyen-Age jusqu'à nos jours, parce que la « valence différentielle des sexes » « a structuré les innombrables mises en récit de faits littéraires supposément objectifs, depuis les innombrables constructions critiques destinées à démontrer la faiblesse conceptuelle, la pauvreté stylistique, l'abondance ou la rareté des œuvres de femmes ainsi que les genres littéraires leur convenant 'naturellement ' jusqu'à la constitution, à la fin du XIXe siècle d'une histoire littéraire qui les passait largement sous silence. »
Et en lisant l'ouvrage, je me suis retrouvée dans la posture d'une étudiante en première année (voire d'une lycéenne) qui ignore tout de la littérature et doit tout apprendre, à commencer par les noms des autrices.
Le deuxième ouvrage qui m'a ouvert un pan entier de savoirs nouveaux est le recueil de Diglee Je serai le feu qui regroupe des poèmes de cinquante poétesses du XIXe et XXe siècles, accompagnés d'une courte biographie et d'une magnifique illustration à l'encre de Chine.
La force et le courage de toutes ces autrices, leur audace, leur imagination, leurs inventions stylistiques, la beauté de leur écriture, leur éloquence, en un mot leur génie me transportent. Et quand je pense à toutes celles que je n'ai pas encore lues, un rayon de joie entre dans mon cœur.
Et vous, quelles autrices lisez-vous ?
1Expression de l'anthropologue Françoise Héritier
https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2014-1-page-167.htm
2Baudelaire, Mon cœur mis à nu
3Rousseau, Lettre à D'Alembert sur les spectacles