En sortant des Fabelmans de Spielberg, même si j'avais apprécié le film au scénario bien ficelé, j'étais en colère.
Le personnage de la mère du héros Sammy Fabelman, double de Spielberg, remarquablement interprétée par la solaire Michelle Williams, est une artiste dont les ailes ont été coupées, qui ne peut vivre sa passion de pianiste, parce qu'elle se consacre à l'éducation de ses quatre enfants et qu'elle doit suivre son mari, brillant ingénieur en informatique, aux quatre coins des Etats-Unis. Et c'est cela qui m'a mise en colère : cette femme si douée, ce double de la sœur de Shakespeare, dont Virginia Woolf imagine la vie dans Une Chambre à soi, cette artiste anonyme qui a composé tant d'oeuvres...
-Mais, m'a interrompue mon compagnon, tu ne crois pas que Spielberg a voulu justement dénoncer ça ?
J'ai réfléchi et je lui ai dit que non, Spielberg ne dénonce rien de rien mais enferme Mitzi Fabelman dans le male gaze. (Le male gaze, concept théorisé en 1975 par la féministe Laura Mulvey, impose sur les femmes le regard (souvent érotisé) d'un homme hétérosexuel. Il prive ainsi le spectateur de l'accès à l'intériorité des personnages féminins qui ne sont montrés que par le biais d'une conscience masculine.)
Pourquoi ?
Il y a deux scènes dans le film où nous sont montrés les talents artistiques de Mitzi Fabelman. Dans la première, elle répète le morceau qu'elle doit jouer quelques jours après à la télévision. Remarquons d'abord que Spielberg a préféré nous montrer l'artiste répétant au sein de son foyer, c'est à dire, là où est à sa place plutôt qu'à la télévision, c'est-à-dire à l'extérieur. Mitzi est apprêtée, maquillée, ses ongles longs sont parfaitement vernis avec un rouge étincelant. Elle performe son morceau devant son mari, son amant (on ne le sait pas encore), et ses enfants. (A aucun moment, elle ne nous est montrée créant seule.) Elle joue donc sous le regard de deux hommes. Et ce sont ces deux hommes qui invalident la performance parce que ses ongles, trop longs, font des cliquetis qui gâchent l'audition du morceau. Le symbolisme est lourd : les ongles de la parfaite housewife blanche des années soixante empêchent l'artiste de donner libre cours à son art. Mitzi aurait pu se couper les ongles seule, s'en rendre compte seule. Mais, non, il faut que ce soient les deux hommes qui non seulement lui en fassent la remarque, mais l'attrapent et de force lui coupent un ongle.
L'autre scène où Mitzi crée est encore plus éloquente. Toute la famille (plus l'amant) campe. Le soir, Mitzi, vêtue d'une longue robe blanche, se met à danser, encore une fois sous les yeux de son mari, son amant et ses enfants. L'amant enjoint Sammy, le fils adolescent, de filmer la scène ; celui-ci rétorque qu'il n'y a pas assez de lumière. L'amant va alors allumer les phares de la voiture.
A aucun moment, Mitzi est actrice de sa propre création : on la lui vole. L'amant met en scène, le fils la filme, le mari et l'amant regardent de manière concupiscente leur femme danser. Toute la scène est vue à travers le regard érotisant des hommes. C'est d'ailleurs souligné par une des filles de Mitzi (qui n'est jamais nommée dans le film, pas plus que les deux autres sœurs de Sammy) : elle hurle à son frère de cesser de filmer parce que la robe de Mitzi est transparente. En vain, ses cris ne sont pas écoutés : elle est silenciée et le fils peut continuer à filmer sa mère, le mari et l'amant à regarder leur femme, dépossédée de son corps et de sa danse par l'érotisation de leurs regards sur elle.
Evidemment, le film ne passe pas le test de Bechdel (Il n'y pas deux personnages féminins nommés qui parlent d'autre chose que d'un homme). Si Mitzi parle, c'est seulement à son mari ou à son fils. Et de quoi parle-t-elle ? Jamais d'elle-même en tant qu'artiste ! Non, elle parle de sa maternité, de combien elle aime ses enfants (et surtout son fils), de combien elle a un mari fantastique, et de combien elle aime son amant. Bref, elle ne parle que des autres, et ces autres ne sont que des hommes.
Après un dîner, un invité masculin (si je me rappelle bien, il s'agit de l'oncle de Mitzi) remarque de manière désapprobatrice qu'elle ne fait pas la vaisselle mais qu'elle use d'assiettes et de nappe en plastique qu'elle jette après le repas. Qui lui répond ? Non pas Mitzi ! Ce serait trop beau ! Mais le mari qui justifie le choix de sa femme en disant qu' elle préserve ses mains de pianiste. Ainsi, Mitzi n'a pas la parole quand il s'agit d'elle-même. Pire ! C'est de l'oncle qu'on apprend qu'elle aurait pu avoir une brillante carrière de concertiste. Pourquoi ne pas avoir mis cette réplique dans la bouche même du personnage ?
Mitzi est non seulement vue (triplement vue, car les regards du mari et de l'amant sont redoublés par la captation de la caméra du fils) par des hommes, mais elle est également expliquée par eux, parlée par eux. Et tous les moments de rébellion de cette artiste empêchée sont filmés comme des moments de folie. Quand elle apprend qu'elle doit déménager, furieuse, elle entraîne ses enfants voir une tornade. Ce sont les pleurs des enfants qui arrêtent leur mère dans sa fuite éperdue et dangereuse. Une fois installée en Californie, déprimée, Mitzy achète un singe et elle s'escrime à monter une cage avec des mouvements désordonnés.
Au côté de cette femme dont l'emprisonnement domestique confine presque à la folie (un ami l'a qualifiée de « bipolaire », mon voisin au cinéma a lâché à la fin du film que c'était vraiment une « connasse »), le personnage du père apparaît comme l'élément rationnel, pondéré, supportant patiemment sa femme déjantée.
La fin du film est particulièrement significative. Alors que c'est Mitzi qui a mis pour la première fois une caméra dans les mains de son fils, alors que c'est elle qui l'a toujours soutenu contre son père, Mitzi est congédiée. Dans l'avant dernière scène, on apprend que la mère a rejoint son amant, que Sammy obtient son premier entretien dans le milieu du cinéma et que son père l'approuve enfin. Tout nous dit que pour pouvoir entrer dans le saint des saints du cinéma hollywoodien, repère du patriarcat, il faut rejeter les femmes. Aux hommes l'art, aux femmes le soin, le care ; aux hommes le pouvoir de créer (des films ou des ordinateurs comme le père de Sammy), aux femmes celui de les soutenir et les seconder (mais surtout pas d'être créatrices elles-mêmes).
La dernière scène dans laquelle Sammy rencontre John Ford, le réalisateur qu'il admire, est le point d'orgue de l'intronisation du jeune homme dans cet univers patriarcal. En effet, quand John Ford arrive après son déjeuner, il a le visage recouvert de traces de rouge aux lèvres que sa diligente secrétaire s'empresse d'essuyer. Puis, il s'allume pendant de longues minutes un cigare (plus phallique tu meurs !). Bref, le ton est donné : pour pouvoir faire du cinéma, il faut reléguer les femmes dans deux rôles : le sexe et le nettoyage.