Hier, j'ai vu le film Annie Colère de Blandine Lenoir avec Laure Calamy. Et il m'a bouleversée. (Attention, spoiler alert!)
Nous sommes en 1974, dans une ville moyenne de province. Annie, femme mariée avec deux enfants (une adolescente et un enfant d'une petite dizaine d'années), ouvrière dans une usine des matelas, pousse les portes d'une librairie dont l'arrière salle accueille les réunions du MLAC (Mouvement pour la liberté de l'avortement). Elle est accueillie avec générosité et bienveillance par deux bénévoles qui lui expliquent que le MLAC pratique gratuitement des avortements clandestins par des médecins en utilisant la toute nouvelle technique par aspiration, rapide, sans risque et presque indolore.
La scène de l'avortement est d'une douceur particulièrement émouvante : deux bénévoles accompagnent Annie en lui tenant la main, en l'aidant à respirer, en lui chantant des chansons. Le médecin la prévient de tous les gestes qu'il effectue. Par la suite, Annie deviendra une bénévole de l'association et accompagnera d'autres femmes.
Le film met donc en scène plusieurs avortements. Et c'est la première fois que j'en voyais dans une œuvre de fiction cinématographique. Depuis que je regarde des films et des séries, j'ai vu des centaines de meurtres, des scènes de sexe, des viols et des accouchements, mais jamais un avortement ! Ce sont des trucs de bonnes femmes, bons à rester cacher ! On peut montrer un corps féminin agressé, mourant, sanguinolent, violé, en proie à la douleur de l'enfantement, ou bien hurlant de plaisir mais jamais en train d'avorter !
J'ai été élevée dans l'idée que l'avortement était une chose à éviter à tout prix parce que c'est une épreuve ou plutôt un traumatisme dont on ne se remet jamais. La douleur psychologique qu'un avortement devait forcément engendrer avait remplacé, dans l'esprit de ma mère, l'anathème religieux lancé à l'encontre des femmes qui souhaitent mettre un terme à une grossesse. Or, dans Annie Colère, les scènes d'avortement sont des moments de partage et de solidarité entre femmes, des moments où elles reprennent le contrôle de leur corps, où grandissent leur agentivité et leur résilience. Ce sont également des moments de tendresse et d'amour entre femmes. Et ça aussi, c'est quelque chose que j'ai rarement vu dans un film. La tendresse des femmes est le plus souvent (voire toujours) destinée à un homme, dans le cadre d'une relation hétérosexuelle, ou aux enfants dans le lien maternel. Ici, non ! La tendresse se partage entre femmes d'âge et de classe sociale très différentes.
Pas de romantisation et de naïveté pour autant dans Annie Colère : si la violence masculine n'est pas montrée directement, elle est toujours là, de façon latente, entourant ces femmes courageuses. Elle est dans la collègue qui vient souffler une nuit sur le canapé d'Annie des violences de son mari ; elle est dans l'inceste suggéré ; elle est dans le partage des tâches au sein du MLAC : au médecin, le geste technique, à l'infirmière, la vaisselle des instruments ; elle est dans le dédain de certains hommes (pourtant syndiqués et luttant contre le capitalisme) pour ces luttes de bonnes femmes...
Si de nombreux philosophes (hommes) ont érigé et théorisé l'amitié entre hommes comme un des seuls moyens de résister à la tyrannie, Annie Colère montre que les femmes également inventent des pratiques amicales pour lutter contre les violences hétéropatriarcales. Une main d'une femme serrant une autre main, la proposition d'une tasse de café, une voix qui chante, une respiration partagée, une écoute attentive, et même l'aspiration d'un embryon, sont autant d'actes minuscules qui créent une résistance révolutionnaire.
« La tendresse, c'est politique ! », lance Annie à la fin du film, quand les membres du MLAC se retrouvent après la légalisation de l'avortement en 1975. L'amitié entre femmes est politique !