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Billet de blog 9 mai 2023

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La magie comme acte de résistance au nécromonde

Depuis des semaines, je suis effarée par les violences étatiques. L'impuissance me cloue à mon canapé et m'empêche de penser. La pratique de la magie peut être un remède à l'impuissance et une façon de retrouver son pouvoir et sa joie.

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Depuis des semaines, je suis hébétée. Ou plutôt effarée. Oui, c'est ça, effarée.

A force de regarder des vidéos où les sbires d'un pouvoir de moins en moins démocratique asphyxient, matraquent et mutilent des corps de femmes et d'hommes pacifiques, les mots me fuient. Plus je tente de mettre du sens à ce que j'assiste, moins je comprends. Et pourtant, je lis les articles de Médiapart, j'écoute des interviews expliquant le tournant historique que nous sommes en train de vivre, cette ligne de crête sur laquelle nous nous tenons et dont nous sentons tous.tes qu'elle pourrait basculer du côté du pire.

Je regarde, je lis, je réfléchis, je fais grève, je manifeste. Et, pourtant, cela ne suffit pas à chasser les sentiments de peur, de dégoût et d'impuissance, ces seuls sentiments auxquels le nécromonde capitaliste, dans son entreprise d'éradication de toute joie, toute empathie et tout espoir, nous réduit.

Alors, me demandè-je, comment ne pas céder à l'impuissance qui me cloue sur mon canapé ? Comment soutenir mon espoir ? Comment créer ma joie ?

Se glisse à mon oreille un petit mot, tout doux et léger, un mot de l'enfance, un mot du spectacle, un mot dérisoire que certain.es balaieront d'un revers de la main parce que ce mot n'est pas sérieux. Ce mot, c'est celui de magie.

Je l'ai récemment lu sous la belle plume d'Isabelle Sorrente. Dans son dernier ouvrage, L'Instruction, pour guérir son âme malade, elle suit une instruction bouddhiste. Son cheminement spirituel a conduit l'autrice à visiter à plusieurs reprises un élevage industriel de porcs. Elevage ?? Non ! Le bâtiment dans lequel elle pénètre est un camp de concentration où des porcs sont cloîtrés pendant quelques mois, nourris d'antibiotiques, serrés les uns contre les autres, sans ne jamais voir la lumière d'un seul jour, sans jamais toucher la terre de leur sabot. Et c'est au cœur d'un des endroits les plus vils du nécromonde capitaliste que Isabelle Sorrente fait l'expérience de « la magie sympathique »1.

Qu'est-ce que la magie sympathique pour Isabelle Sorrente ? Ce sont les images transmises par un regard d'une truie, ce regard qui nous remet à notre place d'humain, c'est-dire d'être animé, d'être muni d'une âme (animus, anima), qui fait partie de la nature (et non pas qui se rend maître et possesseur de la nature). La magie, c'est se mettre à la place d'un animal qui vit 180 jours à être engraissé sur des caillebotis, avant d'être tué et découpé en lardons. La magie, c'est ce moment où on refuse de faire semblant, on refuse de ne pas écouter les voix « rationnelles » du nécromonde capitaliste (les animaux ne sentent rien ! Si tu veux pouvoir nourrir tout le monde à bas pris, il n'y a pas le choix!). La pratique de la magie nous fait sortir de la logique de la morbidité rationnelle, de la létalité du nécromonde.

Alors que dans cet univers concentrationnaire, tout est fait et dit pour séparer derrière des barrières étanches les humains des animaux, les animaux de la nature, Isabelle Sorrente va être appelée par le regard d'une truie chargée de produire autant de porcelets que possible dans le moins de temps possible. Elle va éprouver un élan pour ce produit anonymisé et numéroté.

Grâce à ce rapprochement entre deux êtres vivants opéré par la magie sympathique (sympathique est à comprendre au sens étymologique de « souffrir avec, ressentir avec »), Isabelle Sorrente ouvre une brèche dans l'idéologie du nécromonde. Derrière les morceaux de jambon, l'autrice a vu l'âme de l'animal et a communiqué avec elle.

Et en quoi la magie peut-elle nous aider à créer des brèches dans le nécromonde capitaliste ? Comment peut-elle être un outil de résistance ?

L'écoféministe et activiste américaine Starhawk a écrit un ouvrage intitulé Rêver l'obscur, dont le sous-titre est Femmes, magie et politique. Je l'ai lu il y a quelques années déjà et il a suscité en moi un bouleversement épistémique et existentiel.

Starhawk définit la magie comme « l'art de changer la conscience par la volonté. » Elle ajoute : « d'après cette conception, elle inclut la politique, qui a pour but le changement de la conscience et par conséquent la conduite du changement. »

Starhawk a bien conscience que le mot magie gêne aux entournures et c'est précisément pour cela qu'elle l'utilise « car, dit-elle, les mots avec lesquels on se sent bien, les mots qui paraissent acceptables, rationnels, scientifiques et intellectuellement fiables, le sont précisément parce qu'ils font partie de la langue de la mise à distance ».

La « culture de la mise à distance » est, selon l'appellation de Starhawk, l'idéologie du nécromonde capitaliste. « Son essence est de nous faire nous voir nous-mêmes à l'écart du monde. Nous sommes à distance de la nature, des autres êtres humains, et même de certaines parties de nous-mêmes. Nous voyons le monde comme constitué de certaines parties divisées, isolées, sans vie, qui n'ont pas de valeur par elles-mêmes.(...) Parmi les choses divisées et sans vie, les seules relations de pouvoir possibles sont celles de la manipulation et de la domination ». N'est-ce pas précisément ce qu'a vécu Isabelle Sorrente dans l'univers concentrationnaire de porcs ? N'est-ce pas ce que nous vivons tous.tes ?

La magie rompt les divisions qui nous séparent des un.es des autres, de la Terre et la nature, des autres êtres vivants et la magie répare, relie, agrège, comme elle a relié Isabelle Sorrente à la truie.

Mais alors, comment faire fonctionner cette magie ?

La magie est résolument du côté de la proximité et de la pratique. Selon Starhawk, la magie, c'est autant une activité politique « un tract, un procès, une manifestation ou une grève » qu'« ésotérique ». La magie est « la compréhension que chaque chose est connectée. Quand nous pratiquons la magie, nous sommes toujours en train de faire des connexions, de déplacer des énergies, de nous identifier à d'autres formes d'êtres ». La magie défie le nécromonde et son ordre qui ne cherche qu'à diviser pour mieux hiérarchiser et dominer. La magie modifie à la fois la réalité et notre conscience, parce que les deux sont liées. « La magie est volonté ».

Faisons de nos actes politiques des actes magiques pour défier l'ordre nécrophile capitaliste, qu'il ne puisse plus nous dérouler son logiciel, pour que nous retrouvions notre pouvoir, notre imagination, notre volonté.

Cessons d'opposer les différentes formes d'actions : les manifestations organisées par les syndicats, les casserolades, les coupures d'électricité, les articles engagés, les manifestations sauvages, les post de blogs, les interviews, les danses et les chants, tout cela (et tant d'autres choses) ce sont autant d'actes magiques, autant d'actes de résistance. Et il y a d'autres, pleins d'autres ! D'autres qui n'ont pas encore été inventés !

Chacun.e fait à mesure de ses possibilités, de ses envies. Chacun.e pratique la magie comme iel le sent !

Soyons simplement conscient.es que dès que nous volons du temps au nécromonde capitaliste, quand nous cultivons nos pantes, nous chantons, nous dansons, nous cuisinons, quand nous faisons des actions pour rien, c'est-à-dire quand nous renonçons à faire quelque chose qui profitera au nécromonde, quand nous apprenons l'espéranto, le latin, la rumba, quand nous peignons, jouons du saxophone, quand nous regardons le ciel, écoutons le chant des hirondelles, admirons les marronniers en fleurs, quand nous crions notre colère dans les rues, quand nous embrassons les arbres, quand nous fabriquons un vêtement, une étagère, une banderole pour une manifestation, quand nous jouons, quand nous faisons l'amour, quand nous rions, nous affirmons que nous ne cédons pas au nécromonde capitaliste. La joie, l'espoir, l'empathie, la créativité sont à mettre au cœur de nos résistances.

La magie est notre boussole.

1Isabelle Sorrente reprend ici une expression de Marguerite Yourcenar tirée des Carnets de notes des « Mémoires d'Hadrien » : « un pied dans l'érudition, l'autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un »

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