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Billet de blog 9 juin 2023

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Gloria Anzaldua, la conscience métisse

Terres frontalières de Gloria Anzaldua n'est pas le récit autobiographique d'une chicana élevée entre le Texas et le Mexique. Ce n'est pas un recueil de poèmes, ni un essai historique, ni une critique d'une féministe queer of colored, ni un exposé sur la colonisation mexico-américaine de terres amérindiennes, ni un ouvrage sur les croyances et la mythologie aztèque. C'est tout cela à la fois !

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Il faut lire Terres frontalières, la Frontera, la nouvelle mestiza de Gloria Anzaldua (1942- 2004) avec lenteur et patience. Parce que cette œuvre ne ressemble à rien de connu. Parce qu'elle requiert l'intelligence et la sensibilité du/de la lecteur.rice.

Terres frontalières n'est pas le récit autobiographique d'une chicana qui a été élevée sur la frontière entre le Texas et le Mexique, dans une famille pauvre d'ouvriers agricoles aux origines mexicaines et native americaine. Ce n'est pas non plus un recueil de poèmes, ni un essai historique, ni une critique théorique d'une féministe queer of colored, pas plus qu'un exposé sur la colonisation mexico-américaine de terres amérindiennes, ni un ouvrage sur les croyances spirituelles et la mythologie aztèque. Ou plutôt, c'est tout cela à la fois !

Celle qui revendique une « identité et (une) intégrité qui sont multiples et mouvantes », écrit dans une langue également plurielle et mouvante puisque Anzaldua passe constamment de l'anglais à l'espagnol (enfin, devrais-je dire aux espagnols, parce que Anzaldua écrit aussi bien en castillan qu'en espagnol chicano) et qu'elle saupoudre son texte de mots nahuatl. Les traducteur.ices ont fait le choix de ne traduire que les passages en anglais pour laisser visible et audible la traversée des langues opérée par l'autrice et pour qu'ainsi l'expérience du lecteur.ice francophone (s'il n'est pas hispanophone, ou si ses souvenirs des cours d'espagnol sont bien lointains) épouse le « terrorisme linguistique » que Gloria Anzaldua a subi. « Les Chicanas, explique-t-elle, qui ont grandi comme moi en parlant l'espagnol chicano ont intériorisé l'idée qu'elles parlent un espagnol de cuisine. Illégitime, une langue bâtarde. (…) Les attaques constantes contre notre langue maternelle dégradent notre perception de nous-mêmes. » Aussi inventer une nouvelle langue de frontières, faite de métissage est pour l'autrice une façon de se défaire de la honte et d'affirmer « (s)a voix de serpente – (s)a voix de femme, (s)a voix sexuelle, (s)a voix de poète », c'est-à-dire sa singularité.

Celle qui se définit comme « une femme de frontière », qui explique qu'elle « a chevauché cette frontière tejas-mexicaine, et d'autres toute (s)a vie », forge une œuvre inouïe qui, à son image, est toujours à la frontière des genres littéraires. L'imbrication des différents types de discours se fait à égalité : jamais les parties autobiographiques ne sont là pour illustrer un passage théorique. Le passage de la prose à la poésie s'effectue avec une souplesse toute naturelle. De temps à autre, Anzaldua abandonne le « je » pour un « elle » sans hiatus.

La structure de l'oeuvre n'est pas linéaire, ni ne s'adresse au seul intellect du/de la lecteur.ice : « Ce produit presque achevé a l'air d'un assemblage, d'un montage, d'un tissage de perles avec plusieurs leitmotivs et un noyau central qui disparaît et réapparaît dans une danse folle ». Anzaldua refuse que son œuvre soit un « objet inerte et 'mort' (la manière dont l'esthétique occidentale voit les œuvres d'art) ». Au contraire ! L'oeuvre d'art « renferme des présences, des incarnations de dieux, d'ancêtres ou bien de puissances naturelles et cosmiques ». Anzaldua considère son œuvre comme une performance et c'est ainsi qu'il faut la recevoir : comme quelque chose de vivant qu'il faut nourrir, habiller, quelque chose de quotidien, qui n'est pas séparé de nous (de l'autrice et du/de la lecteur.ice) mais vit avec nous, qui a l'énergie de nous émouvoir, de nous bousculer, de nous hanter.

L'écriture d'Anzaldua est à l'opposé de l'aridité académique : les images et les mythes sont le soubassement de son écriture, l' « encre rouge » de son œuvre : « mon travail, ma vocation, est de me livrer au trafic d'images ». Elle décrit son processus d'écriture comme un état de transe dans lequel les mythes viennent à elle : « j'écris les mythes en moi, les mythes que je suis, les mythes que je veux devenir. ». Les images la travaillent et elle les travaille en retour dans un mouvement serpentin. L'image n'est pas séparée de sa conscience, elles sont Gloria Anzaldua. L'imagination est érigée en valeur positive voire en valeur suprême car Anzaldua refuse la pensée binaire cartésienne, la séparation du corps et de l'esprit, de l'imagination et de la réflexion. Tout est lié, tout est imbriqué. « les images sont plus directes, plus immédiates que les mots et plus proches de l'inconscient. Le langage imagé précède la pensée verbale ; la pensée métaphorique précède la conscience analytique ». Les mythes convoqués par Anzaldua ne sont pas des paillettes décoratives, pour faire joli, pas plus qu'elle les analyse avec la distance d'un ethnologue. Ils résonnent en elle, expriment des réalités à la fois intimes et politiques. Parce que le mythe a une puissance qu'un essai théorique n'aura jamais, il est la forme que prend la résistance à l'exclusion, la honte, et au « terrorisme intime ».

Le mythe qui parcourt toute l'oeuvre est celui de la déesse aztèque Coatlicue, la femme à la jupe de serpents, et de ses nombreux avatars. Qui est Coatlicue ? C'est « une puissance plus grande que le 'Je' conscient ». « Ce pouvoir est mon moi intérieur, l'entité qui réunit toutes mes réincarnations, la femme-déesse en moi ». Coatlicue, c'est la profondeur de l'être avec ses zones d'ombre et de souffrance, ses blessures, et parmi elles, la rajadura (la fissure), celle qui nous coupe de nous-mêmes, la honte intériorisée, la peur d'être chassée et de ne pas avoir de place dans le monde, « cette peur en elle de ne pas avoir de noms d'avoir de nombreux noms de ne pas connaître ses noms ». Mais Coatlicue, c'est aussi le pouvoir de savoir, d'accroître sa conscience, c'est celle qui accompagne la mue de l'être. C'est elle qui permet à la mestiza de se forger une nouvelle conscience : « Apprendre à vivre avec Coatlicue : voilà ce qui transforme le cauchemar qu'est la vie dans les Terres frontalières en expérience sacrée. »

Toute l'oeuvre est une tentative pour répondre à cette question : comment vivre lorsqu'on est écartelé entre plusieurs cultures contradictoires et que celles-ci dominent les femmes et rejettent les personnes queer ? « Bercée dans une culture, piégée entre deux, à cheval sur toutes les trois et sur chacun de leurs systèmes de valeurs, la mestiza est soumise à une lutte charnelle, une lutte de frontières, une guerre intérieure ». La mestiza développe une nouvelle conscience, une conscience tolérante à l’ambiguïté et aux contradictions, une conscience élargie qui « ne peut pas confiner les concepts ou les idées dans des limites rigides », une conscience qui comme la serpente se meut rapidement entre les différentes cultures dans aucune de laquelle elle n'a sa place, une conscience qui pourtant est « de tous les pays », une conscience qui forge « une autre culture ».

La mestiza est une chance pour le monde parce qu'elle assemble plutôt qu'elle ne sépare, inclut plutôt qu'elle n'exclut, forge de nouvelles définitions, invente de nouveaux mythes.

Le chef d'oeuvre de Gloria Anzaldua m'a parlé même si je suis un femme française, blanche, et hétérosexuelle, parce que nous sommes tous.tes à une échelle différente, des êtres des borderlands et que nous cherchons tous.tes notre territoire, celui où nos identités plurielles et mouvantes pourront s'exprimer sans peur et sans réticence. Parce que, comme le dit Anzaldua, « la culture est produite par ceux qui sont au pouvoir : les hommes. Les hommes élaborent les règles et les lois : les femmes les transmettent » et parce qu'après les critiques qu'ont essuyées Adèle Haenel et Justine Triet, deux femmes qui ont refusé de transmettre les règles et les lois de la culture, je prends la mesure de ce qu'il nous reste à faire : « alors il (nous) faudra tenir là où (nous sommes) et réclamer (notre) place, et construire une culture nouvelle – una cultura mestiza – avec (nos) poutres, (nos) briques, et (notre) ciment, et (notre) propre architecture féministe ».

- Terres frontalières, La Frontera, la nouvelle mestiza de Gloria Anzaldua, traduit par Nino S. Dufour et Alejandra Soto Chacon, éditions Cambourakis, 1987 (première parution aux Etats-Unis), 2022 pour la traduction française

- Pour en savoir plus, cet excellent portrait de Gloria Anzaldua écrit par Camille Back et paru dans le numéro 22 du Crieur

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