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Billet de blog 11 février 2022

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De quoi Médée est-elle le nom ?

À quoi sert le mythe d'une mère dénaturée qui tue ses enfants ? Analyse féministe d'un mythe grec.

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Si je vous dis « Médée », qu'est-ce qui vous vient immédiatement à l'esprit ?

Il y a fort à parier que, comme deux amies auxquelles j'ai posé la question, vous me répondiez « mère tyrannique et infanticide ». Voilà l'image que nous avons de Médée : celle d'une mère dénaturée qui tue ses enfants, celle d'une mère qui commet un crime si horrible qu'il en devient impensable. Si la mythologie grecque regorge de meurtres, celui de Médée nous glace par son horreur la plus aboutie, celle qu'on ne peut rationaliser, ni expliquer, ni comprendre, et qui semble a fortiori, inexcusable et impardonnable, ce genre de crimes qui expulse son autrice de l'humanité.

Or, cette figure de Médée en mère infanticide a une date de naissance précise. Elle a été inventée par Euripide en -431, à Athènes. Et bien que le tragique grec perde le concours cette année-là, le personnage de Médée l'infanticide était né et deviendra, au fil des siècles, la seule image que nous avons de cette héroïne. Ovide la reprendra, Sénèque en fera un monstre sorti de l'inhumanité. Corneille ainsi que Anouilh écriront aussi des tragédies autour de cette figure de mère dépravée.

Alors que Médée, avant Euripide, était une magicienne et guérisseuse, crainte de cette crainte mêlée de respect et d'honneur devant des héroïnes à la limite de la divinité qui possède de grands pouvoirs, comment expliquer que ces attributs positifs de Médée soient tombés dans l'oubli et que c'est la figure de la mère infanticide qui soit devenue si fameuse ? Comment expliquer que Médée ait complètement basculé du côté obscur ?

La mythologie grecque possède une kyrielle d'héroïnes à l'agentivité réduite aux murs de leur foyer, sous la tutelle des pères et des maris. Pénélope, abandonnée par Ulysse, est harcelée par des prétendants, Ariane est abandonnée par Thésée sur l'île de Naxos, Daphné est poursuivie par Apollon qui cherche à la violer, Iphigénie est sacrifiée par son père Agamemnon, Hélène est enlevée par Pâris... Longue est la liste des héroïnes qui subissent les actions violentes des hommes. Et la seule issue qui leur est offerte, le seul acte qu'elles puissent décider est souvent de se donner la mort comme Didon, abandonnée par Enée, comme Phèdre...Or, dans ce cortège d'héroïnes caractérisées par leur passivité, Médée détonne.

Car, la sorcière colchidienne se choisit son destin. En fournissant à Jason onguent et pierre magiques, en tuant le dragon, gardien de la toison d'or, elle fait plus qu' « aider » le héros, comme on a l'habitude de présenter la chose. Non, c'est Médée qui fait Jason ! Sans elle, le chef des Argonautes serait rentré à Iolcos, la queue entre les jambes. Et c'est encore elle qui agit quand Pélias, l'usurpateur du trône de Iolcos, refuse à Jason de lui rendre son royaume. Ce faisant, Médée transgresse les limites de son genre : elle s'est choisi un époux, elle a quitté le foyer paternel, elle se bat contre ses ennemis. Médée est une guerrière qui s'arroge les attributs de la virilité.

Quand Jason, reniant ses promesses, s'unit à la fille de Créon, roi de Corinthe, pour assurer son avenir, Médée se révolte, non pas parce qu'il a trahi son amour, mais parce qu'elle a effectué, pour une fois, ce pourquoi elle était programmée : elle a donné deux fils à Jason, elle a performé, dirait Judith Butler, son rôle de femme, c'est-à-dire qu'elle a exécuté le travail de reproduction assignée à son genre (travail qui dans l'Antiquité était hautement létal, comme Médée elle-même le rappelle à Créon1). Et alors qu'elle a fait cela, Jason la trahit ! N'est-ce pas ironique ? Scandaleux ? Médée s'est soumise aux diktats d'une société patriarcale et malgré cela, malgré sa bonne conduite, elle est exilée.

Quelle leçon Médée en tire-t-elle ? Que performer le genre ne lui est d'aucun secours, ne la protège pas et au contraire l'expose à l'exil (c'est-à-dire à l'errance, la mendicité et in fine à la mort) ?

La pièce d'Euripide peut s'analyser comme un immense effort des hommes (Jason ou Créon) pour persuader Médée d'accepter son destin de femme-objet dont on se sert quand on a besoin et qu'on jette quand on n'en a plus besoin. On ne compte plus les répliques de l'un ou de l'autre qui lui disent :« sois calme », « sache changer de ton, revenir à plus de sagesse » (Ne croirait-on pas entendre un certain ministre?),« Femme, tu fis sonner trop haut ce que tu fis pour moi ». Non seulement Médée est bannie, mais il faudrait, pour le bien-être de ces tortionnaires masculins, qu'elle le fît avec le sourire, en les remerciant, en taisant sa colère ! Le tone policing qu'elle subit lui est insupportable.

Alors Médée se révolte. D'abord par les mots parce qu'elle maîtrise la rhétorique (encore un apanage strictement masculin dans l'Antiquité !). Mais, elle s'aperçoit bien vite que son récit, celui d'une dominée, doublement oppressée pour son statut de femme et de barbare, est inaudible, silencié. Jason clôt leur confrontation par cette remarque : « Ah ! Si les mortels pouvaient procréer autrement, sans qu'il y eût de femmes ! Ainsi tous les ennuis nous seraient épargnés. ».

Alors elle tue ses enfants.

Revenons à ma question initiale. Pour quelle raison depuis le Ve siècle avant JC jusqu'à nos jours, cette image du meurtre commis par une mère sur ses enfants est-elle celle qui nous reste à l'esprit quand nous avons oublié tous les autres détails du mythe ?

Cette image, tendue à toutes les femmes, agit comme un repoussoir, un exemplum inversé, un miroir déformé, pour les faire entrer dans le rang, c'est-à-dire pour qu'elles embrassent la maternité sans rechigner, sans s'interroger sur cette « institution »2, sans en remettre en question les présupposés ni les biais.

Si on écoute bien, voilà ce que le mythe de la Médée infanticide enjoint aux mères : « ne te révolte pas, ne questionne pas les répartitions genrées du travail reproductif, sois mère, c'est naturel après tout. Si tu commences à tout remettre en question, tu finiras par assassiner tes enfants. Et tu ne veux pas, n'est-ce pas, assassiner tes enfants ? »

Et bien sûr, aucune mère ne souhaite assassiner ses enfants, alors, devant cette terreur entretenue pendant des siècles, pour éviter cette folie meurtrière potentielle qui gît au fond d'elles-mêmes, les mères continuent de changer leurs bébés, de les nourrir, de se lever la nuit au moindre pleur, en souffrant de fatigue et de dépression, en ne lançant aucune plainte, en ne laissant pas libre cours à leur colère, parce que si elles le faisaient, ne risqueraient-elles pas de devenir Médée ?

« On peut dire toutes les horreurs que l'on veut sur la parentalité, mais à condition de ne jamais oublier de conclure que, malgré tout, elle nous rend si heureux », constate Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes.

Questionner la maternité comme une institution sociale, la sortir du domaine du naturel, c'est devenir une mère dénaturée. Voilà à quoi sert l'image de Médée infanticide, à nous empêcher de remettre en question la maternité en tant qu' « institution ».

1« Et puis l'on dit que nous menons dans nos maisons une vie sans danger, tandis qu'eux vont se battre ! Mauvaise raison : j'aimerais mieux monter trois fois en ligne que mettre au monde un seul enfant », Euripide, Médée, traduit par Marie Delcourt-Curvers

2Adrienne Rich, Naître d'une femme, 1980

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