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Billet de blog 11 juillet 2023

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Lettre ouverte de Sapienza, ou l'ordonnancement des souvenirs

Lettre ouverte est le premier tome de ce que Sapienza nomme dans ses Carnets, son « autobiographie de contradictions ». Elle y relate son enfance sous le fascisme. Son objectif est de mettre de l'ordre dans le désordre.

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Née en Sicile en 1924 de parents militants socialistes anti-fascistes, Goliarda Sapienza a commencé à écrire tardivement après une carrière d'actrice. A la suite d'une tentative de suicide vers 40 ans, elle écrit des poèmes puis des œuvres autobiographiques avant d'entamer son chef d'oeuvre, le roman fleuve L'Art de la joie, dont le succès en France a permis sa reconnaissance en Italie à titre posthume.

Lettre ouverte est le premier tome de ce que Sapienza nomme dans ses Carnets, son « autobiographie de contradictions ». Elle y relate son enfance sicilienne sous le fascisme. Au début de l'ouvrage, s'adressant à ses lecteur.rices, elle précise qu'elle ne cherche pas la vérité, et qu'elle dira même des mensonges : son objectif est de mettre de l'ordre dans le désordre. S'enfermant dans son appartement romain, elle fouille dans son coffre, y déterre des objets du passé qu'elle éparpille et, dans ce chaos d'objets, le chaos de sa mémoire s'ordonnera : « il n'y a rien à faire, pour faire de l'ordre, il faut d'abord toucher le fond du désordre. »

C'est une écriture nerveuse qui refuse l'ordre chronologique. Son écriture du passé suit plutôt les méandres de la mémoire qui fonctionne par capillarité : un souvenir en appelant un autre, passé et présent se mêlant. Certains souvenirs sont allusifs et les éléments biographiques en fin de volume aident à les décoder.

Un des aspects les plus touchants et les plus réussis du récit, c'est comment Sapienza retrouve et recrée son regard d'enfant. En témoignent les suppositions naïves et souvent drôles que la petite fille fait sur le monde d'adultes qui l'entourent. « Etait-ce un mal qui ne frappait que les grandes personnes ? » s'interroge-t-elle après que la bonne lui a dit que sa mère avait la migraine. De même, elle relate les jeux auxquels elle s'adonnait avec les enfants de la cour de l'immeuble du quartier populaire de la Civita à Catane dans lequel son père, avocat-Robin-des-Bois, avait installé la grande famille recomposée qu'il formait avec Maria Giudice, mère de Goliarda.

Les jeux, malgré tout, ne sont jamais anodins puisqu'ils dessinent les préoccupations de Goliarda et esquissent les prémisses de son être : sa découverte des mots nouveaux qu'elle retient en les mâchonnant préfigure à la fois sa carrière d'actrice et celle d'écrivaine, (de même que son talent pour l'imitation), le « mariage » avec la jeune Nica l'amène à s'interroger sur sa sensualité homosexuelle.

La mort et l'inceste sont les deux grands thèmes qui traversent tout le livre.

Evoquer ses souvenirs d'enfance, c'est se confronter à toute une galerie de personnes décédées : ses parents que la lutte contre le fascisme rendait lointains, souvent absents et même aussi rigides dans leur idéologie que les fascistes eux-mêmes ; l'oncle Nunzio auprès de qui la petite Goliarda soutire des renseignements sur ses parents ; son frère Goliardo assassiné avant sa naissance de qui elle a hérité ce prénom bizarre et inouï ; son professeur particulier auprès de qui elle prenait des leçons après qu'elle a arrêté l'école fasciste, « cette tanière pourrie où l'on enseignait que des mensonges » ; et même la disparition du quartier de la Civita détruit presque entièrement. Goliarda Sapienza nous plonge dans un passé révolu.

Mais la mort, c'est aussi le jeu avec Nica et les autres filles de la cour, à qui fera semblant d'être morte le plus longtemps ; ce sont les os des morts, ces biscuits typiquement siciliens ; les farces que font les morts aux vivants en leur cachant des objets, selon la coutume sicilienne.

Ecrire l'enfance, c'est faire revivre ce qui n'est plus. Et la plume rapide et précise de Sapienza passant d'une scène à l'autre, d'un temps à l'autre, du passé au présent, imbriquant les moments de vie, excelle à ressusciter et donner vie à ce qui a disparu.

La mort hante donc tout le récit de cette enfance mais celle qui ouvre et ferme Lettre ouverte, celle qui semble la plus importante, (et peut-être celle qui a provoqué l'écriture de Lettre ouverte), c'est celle de la mère, Maria Guidice.

Ecrire Lettre ouverte, c'est pour Goliarda Sapienza s'approcher par cercles concentriques des traumatismes. « J'ai eu tort de commencer », répète-t-elle à plusieurs reprises quand l'acte d'ordonnancement devient trop difficile. Et c'est ainsi qu'elle évoque sa mère, par petites touches d'abord allusives puis de plus en plus précises. La mère entre dans le récit par un « châle exhumé du fond » du coffre, fait au crochet, et par un cri dit par Maria : « ne la viole pas ». Tout de suite, l'autrice nous indique qu'elle sait à qui il était adressé mais, prévient-elle, « je ne veux pas réentendre ce cri : je serai obligée de reconnaître le visage auquel il était adressé. »

Si on veut comprendre, il faut, en tant que lecteur.rice, attraper le fil d'Ariane que Sapienza nous tend pour la suivre dans le labyrinthe de son enfance et voir, au-delà de la succession des scènes, comment l'ordonnancement des souvenirs choisi par Sapienza est significatif. En effet, la trame dans laquelle les souvenirs sont placés transforme ceux-ci en motifs imagés, impressionnistes et poétiques qui se reliant les uns aux autres, se chargent de nouvelles significations.

Et c'est ainsi que l'inceste commis par le père de Goliarda sur les filles de Maria est amené pas après pas, lentement, suivant en ce sens le degré d'acceptation de la narratrice elle-même : le cri de la mère au début du récit (« ne la viole pas ») est le cercle le plus lointain, celui qui pose le trauma ; les histoires d'inceste dans le quartier de la Civita en est le second cercle ; les interrogations de Sapienza sur la moralité ou non de l'inceste, le troisième ; le fait qu'à partir d'un moment, elle a nommé son père « l'avocat » et qu'elle l'a détesté ; et puis, à la fin du récit, arrive la révélation préparée en amont par la narratrice-Ariane : «  Ce cri : 'ne la viole pas !' que ma mère répétait attachée à lit d'asile était adressé à mon père. Aujourd'hui je parviens à l'écouter et à comprendre ce que je ne voulais pas accepter. » Plus loin, elle confesse : « je suis arrivée à réentendre ce cri et j'ai pris mon courage à deux mains, mais j'ai une peur terrible. » Et c'est là, dans cet ordonnancement des souvenirs, ordonnancement achronologique et poétique, que se loge la force et l'intérêt du récit d'enfance de Goliarda Sapienza.

Se plonger dans son enfance, c'est se reconnecter aux racines de son être. La petite Goliarda, « objet malléable et tellement affamée qu'il se trouve à la merci de tous », tiraillée entre trois noms (l'étrange Goliarda, son surnom Iuzza et celui de Maria qu'elle prend à l'extérieur), se cherche. Et dans sa quête d'elle-même, elle prend tour à tour pour modèle Soeur Maria, Nica, l'amie de cœur, une rempailleuse de la cour, son frère Carlo qui lui apprend à boxer, les acteurs et actrices qu'elle voit au cinéma ou à l'opéra. Sera-t-elle comme sa mère, cette figure tutélaire, imposante et inaccessible, « Maria l'incomparable, plus intelligente qu'un homme et plus courageuse qu'un homme » ou bien une « petite femme » que son professeur particulier méprisait tant ?

Mais, c'est finalement le 10 mai 1965, à 41 ans, alors qu'elle a presque fini d'écrire Lettre ouverte que Goliarda Sapienza constate : « Aujourd'hui, je renais ou peut-être je nais pour la première fois. J'ai un an, rien qu'un an ; et je fais mes premiers pas... ». C'est en acceptant d'écouter et de voir le sombre chaos de son enfance et grâce à l'ordre qu'elle y a mis, que Goliarda Sapienza est née à elle-même et que, partant, est née, pour notre plus grand bonheur, une immense écrivaine.

Lettre ouverte, Goliarda Sapienza, traduit de l'italien par Nathalie Castagné, publié aux éditions du Tripode, 2021

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