Je déteste aller chez le coiffeur.
Parce que à la question, « alors, qu'est-ce qu'on vous fait aujourd'hui ? », je bredouille, embarrassée, « on coupe mais pas trop » , « avec un dégradé ? », « euh... oui ?... mais un dégradé pas trop dégradé ». Parce que faire la conversation m'ennuie. Parce qu'il va falloir puiser dans mes ressources de courage pour refuser un soin (« vous êtes sûre ? Vos cheveux en auraient besoin ! Qu'est-ce qu'ils sont abîmés ? Depuis combien de temps vous n'êtes pas venue? »), ou une coloration (« ça redonnerait de la brillance à vos cheveux. Vous voyez ? Ils sont un peu ternes. Et puis, ça cacherait ces cheveux blancs"), du courage pour soutenir le regard courroucé de la coiffeuse dont aucun cheveu indiscipliné n'a échappé à la laque. Parce que je refuserai le brushing, que je ne saurai pas de quel côté partent mes cheveux (et que je m'en fiche), que je paierai aussi rapidement que ma culpabilité me le permet. Bref, je ne suis pas la cliente idéale. Je le sais. La coiffeuse le sait. C'est un mauvais moment à passer, comme la visite annuelle chez le gynéco.
Ce jeudi matin, je pousse en soupirant la porte d'un salon. La coiffeuse m'accueille tout sourire (elle ne me connaît pas, elle a encore l'espoir de gonfler le montant de la coupe - pourtant déjà exorbitant - en y ajoutant un soin ou une coloration), me débarrasse de mon manteau et de mon sac. Je m’emberlificote dans la blouse (elle s'enfile par devant ? Par derrière ?). Je me sens déjà idiote. Enfin assise, je renverse ma tête sur l'évier (froid et qui me scie la nuque), la coiffeuse commence le shampoing.
Assise devant un miroir, une vieille dame lit Gala (ou Voici). Sur son crâne, une vingtaine de bigoudis, autour desquels ses cheveux sont emprisonnés, sont serrés tellement fort que la peau de sa nuque est toute rouge. Elle porte des chaussures vernies avec un talon pas trop élevé et elle a croisé ses chevilles.
Après le shampoing, la coiffeuse m'installe de l'autre côté du salon. Par le jeu des miroirs, je peux voir la vieille dame qui a reposé le magazine et farfouille dans son sac à main. Elle est maquillée avec soin. Elle a tracé au crayon deux sourcils avec une dextérité dont je ne suis pas pourvue. Ses lèvres sont parfaitement dessinées avec un rouge aux lèvres et elle a les joues fardées. J'imagine qu'elle s'est aspergée d'un parfum coûteux, qu'elle est vêtue d'un chemisier en soie blanc, qu'elle a un caniche qu'elle fait toiletter une fois par mois, et qu'elle est fière de son fils Centralien (ou Polytechnicien ou chirurgien orthopédique) mais qu'elle se désole qu'il ne soit toujours pas marié à plus de quarante ans (son fils est gay mais la vieille dame refuse de l'admettre)1.
Je ne me maquille pas. J'ai un léger duvet au-dessus de ma lèvre supérieure que je n'ai jamais épilé. J'ai des cernes et quelques cheveux blancs que je ne peux plus cacher. Et depuis quelques années, je ne me mets même plus de déodorant (mais je continue à m'épiler les aisselles et les jambes en été).
La coiffeuse me démêle les cheveux tout en s'adressant à la vieille dame. Elle lui donne du « madame C. » à tout bout de champ. C'est une cliente régulière qu'il faut chouchouter.
Puis, bien obligée, elle me demande :
-Alors comment on coupe ?
-Euh..oui..mais juste un peu...
-Un peu comment ?
-… Aux oreilles ?
-Aux oreilles, vous êtes sûre, ça va faire court ?
-Alors, aux épaules ?
-Ainsi ?(la coiffeuse remonte mes cheveux jusqu'aux épaules pour que je visualise)
-Euh… d'accord...(je ne visualise rien du tout).
La coiffeuse s'excuse et lance :
-Madame C., c'est l'heure de remettre le produit pour la permanente.
La vieille dame se lève et s'assoit sur un siège à shampoing. Elle renverse sa tête en arrière.
-Les bigoudis, ça va ? Ils ne tirent pas trop ?, s'enquiert la coiffeuse, très professionnelle.
-J'ai l'habitude, répond la vieille dame d'une voix trop forte (elle doit être un peu sourde).
-Tant mieux !, commente la coiffeuse en appuyant sur un tube d'où coule (du moins, l'imagine-je en observant la scène dans le miroir) le fameux produit qui bouclera des cheveux raides.
-Elle est venue récemment madame G. ?, demande madame C au bout d'un moment.
-attendez, réfléchit la coiffeuse,...oui, elle venue refaire sa permanente.
-Pour Pâques ?
-Non, c'était après.
La coiffeuse a fini. Elle range le tube.
-C'est surtout l'odeur qui me gêne, déclare madame C.
-L'odeur ?
-L'odeur du produit.
-Oui..., c'est sûr, concède la coiffeuse, ça sent un peu.
-L'odeur dure bien une dizaine de jours. J'ai beau faire des shampoings, elle persiste.
-Voilà, encore quelques minutes de patience, dit la coiffeuse d'un ton enjoué pour couper court aux plaintes de Madame C.
La vieille dame regagne sa place et reprend Voici (ou Gala). La coiffeuse me coupe les cheveux tout en lançant de temps à autre une remarque destinée à madame C. (elle a définitivement abandonné l'idée d'entamer une conversation avec moi – j'en suis reconnaissante à la vieille dame).
-Encore dix minutes madame C., s'exclame la coiffeuse (en tendant mollement le miroir derrière ma nuque pour que je puisse valider la coupe), et je vous retire les bigoudis. Le calvaire sera terminé.
La vieille dame relève la tête du magazine, regarde droit dans le miroir face à elle d'où la coiffeuse et moi la regardons dans le miroir face à nous et énonce sentencieusement : « vous savez, on m'a toujours dit que pour être belle il fallait souffrir ».
1Evidemment, deux personnes du même sexe peuvent fort heureusement se marier depuis la loi du mariage pour tous. Mais, loi ou pas loi, le mariage, pour la vieille dame, est et restera entre un homme et une femme. Et on ne lui fera pas admettre le contraire ! D'ailleurs, elle en parle souvent avec sa voisine du 3e, madame G, qui arrose ses géraniums quand elle est à Biarritz et qui est bien d'accord avec elle.