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Billet de blog 17 septembre 2022

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Les féministes se battent-elles contre des moulins à vent ?

Il est bien connu que ce sont les vainqueurs qui font les récits de leurs victoires et les imposent comme seule et unique vérité aux vaincus qui se trouvent ainsi dépossédés de leurs propres histoires. Les dominé·es doivent lutter pour faire entendre leurs voix et et leurs propres récits. Réflexions sur « Le Voyage sans fin », pièce de théâtre de Monique Wittig récemment publiée par Gallimard.

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Il est bien connu que ce sont les vainqueurs qui font les récits de leurs victoires et les imposent comme seule et unique vérité aux vaincus qui se trouvent ainsi dépossédés de leurs propres histoires. Les dominé.es (qu'iels soient féministes, racisé.es, victimes du capitalisme destructeur de la planète...) doivent lutter pour faire entendre leurs voix et et leurs propres récits. Les dominants cherchent à les faire taire en invalidant leurs propos : « tu exagères ! », « La France, ce n'est pas l'Afghanistan ! Les femmes ont des droits, tout de même ! », « Tu te montres trop radicale, sectaire même1. », « N'importe quoi. Tu fais preuve de sexisme inversé », « tu te trompes de combat, il y a quand même bien pire que ça dans le monde, non ?», « pas tous les hommes ! », « folle, extrémiste...»

Le récit des dominants tire sa force de ce tour de passe-passe redoutablement efficace : même si le récit provient d'hommes blancs, jeunes, valides et hétérosexuels, CSP +, il passe pour neutre, objectif, universel et partant véritable. C'est-à-dire que les dominants parviennent à masquer leur propre subjectivité.

Et c'est ainsi que les féministes (comme toutes les personnes qui luttent contre une forme de domination et d'oppression) ont souvent l'impression de se battre contre des moulins à vent car l'objet même de leurs récits est dénié.

C'est ce que, Monique Wittig (née en 1935 et décédée en 2003, lesbienne radicale, co-fondatrice du MLF, romancière et théoricienne queer) met littéralement en scène dans Le Voyage sans fin, pièce de théâtre que Gallimard a la bonne idée (enfin) de publier en 2022 (soit plus de 37 ans après sa parution dans un journal féministe de l'époque).

S'inspirant des personnages de Don Quichotte de Cervantès, elle crée une protagoniste, Quichotte, qui accompagnée de son acolyte Panza, se bat contre les moulins à vent du patriarcat. Quichotte, les yeux dessillés, voit ce que toutes les autres personnages se refusent à voir : les gentils moutons sont des affreux loups, les criminelles sont des pauvres femmes à sauver. Et comme son entourage reste aveugle, elle est traitée de tous les noms : « c'est du fanatisme de croire à des légendes comme le fait Quichotte », dit sa sœur. « Elle attaque toujours les mauvaises personnes dans les mauvais endroits ».

Quichotte se déprend du patriarcat (c'est Laure Murat qui dans la première préface parle de « déprise ». J'ai beaucoup aimé ce terme qui nomme ce que j'avais appelé, dans mon précédent billet, du néologisme de « dépatriarcalisation »). Comment Quichotte se déprend-elle ? En se battant contre le dominants, en libérant les dominées et en créant de nouvelles œuvres. Parce que Quichotte, en plus d'être un chevalier errant, est une écrivaine (dont la mère et la sœur veulent brûler les œuvres dans une entreprise d'oblitération bien connue des luttes féministes). Elle écrit des œuvres aux titres évocateurs L'Artémisiade, La Geste des Amazones.

L'oeuvre de fiction de Monique Wittig m'apparaît être un double mouvement de déprise et de recréation. Elle subvertit de grandes œuvres (ici Don Quichotte) ou des mythes, souvent grecs, de la littérature classique (c'est-à-dire patriarcale). « Subvertir » provient du verbe latin « vertere » qui signifie « tourner, changer » et de la préposition « sub », « sous ». Monique Wittig transforme en les sapant les bases de la culture patriarcale pour élaborer des utopies féministes et queer.

Ainsi, Don Quichotte devient Quichotte, une lesbienne, chevalier errant, qui se bat pour délivrer les victimes du patriarcat (une galérienne a refusé les avances de son maître, une autre a avorté, une troisième s'est enfuie pour échapper à un mariage forcé), et veut fonder une nouvelle société dans laquelle l'hétéronormativité est remplacée par le lesbianisme. Le couple que Quichotte veut former avec Dulcinée ne reproduira pas la domination hétérosexuelle du chevalier qui se bat activement tandis que sa dame l'attend passivement. Il sera égalitaire : Quichotte et Dulcinée se battront côte à côte.

A travers ses œuvres de fiction, Monique Wittig nous donne certaines clés pour que nous nous déprenions du patriarcat :

  • s'appuyer sur les éléments féminins des mythes ou de l'histoire qu'il s'agit de faire revivre et de valoriser. Quichotte-Wittig ne serait pas devenue une guérillère si elle n'avait pas lu l'histoire des Amazones ou celle de Boadicée. Elle s'est construit une tradition féministe qui l'inspire et sur laquelle elle peut s'appuyer.

  • Féminiser les mythes et légendes. Tous les personnages du Voyage sans fin sont des femmes, comme tous les personnages des Guérillères sont des femmes, comme il y a, dans Le Corps lesbien, des personnages qui se nomment Ulyssea, Zeyna, Ganymedea.

A l'instar de Monique Wittig, subvertissons, renommons, approprions-nous les mythes oubliés, relisons les autrices silenciées, formons nos propres constellations et citons-nous les unes les autres. N'ayons pas peur car, (pour paraphraser la dernière phrase de Quichotte), « quand bien même le monde entier nous prendrait pour folles et pas seulement ces arriérés dans le village qui n'ont rien vu, nous dirions que le monde entier est fou et que c'est nous qui avions raison. »

Soyons toutes des Quichotte !

1Insultes que j'ai moi-même essuyées dans les commentaires de mon dernier billet, lancées bien évidemment sans la moindre once d'argument.

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