Depuis les températures estivales, j'ai remarqué que de nombreuses jeunes femmes ne portaient pas de soutien-gorge. Et à chaque fois, sanglée dans le mien, j'ai eu envie de féliciter les audacieuses : « quel courage vous avez ! »
Courage ??? Je m'interroge : pourquoi faut-il du courage pour ne plus porter son soutien-gorge ?
Une amie à qui j'en parle me confie qu'elle n'en porte pas quand cela ne se voit pas. Moi aussi, quelques mois auparavant, cachés sous un pull, j'ai offert à mes seins quelques heures de liberté... quand je n'allais pas travailler, quand je ne voyais pas d'amis masculins. Mais, dès que les beaux jours ont reparu, de manière presque inconsciente (ou machinale), j'ai remis mon soutien-gorge.
Donc, oui, ne plus porter de soutien-gorge relève du courage. Du courage parce qu'il nous faut aller, nous pauvres quadragénaires, à l'encontre d'habitudes multi-décennales.
Dès l'apparition de petites protubérances sur nos maigres poitrines, nos mères ont couru nous acheter des brassières. Pourquoi ? Comment ? Aucune explication : cela allait de soi. A peine sorties de l'enfance, à dix ou onze ans, alors que deux minuscules boutons nous poussaient sur le torse, il fallait les cacher sous un vêtement. Le même silence entourera nos premières règles : nos mères nous achèteront nos premières serviettes hygiéniques. Et cela s'arrêtera là.
Seins = soutien-gorge ! Equation parfaite ! Qui ne souffre d'aucune exception !
Je porterai donc des soutien-gorges. Tous les jours de ma vie ou presque, dès le lever jusqu'au coucher. C'est un acte machinal : après la douche, j'enfile ma culotte et mon soutien-gorge. Qu'il me serre, laisse des marques sur mes épaules ou mon dos, que les bretelles ne cessent de tomber, qu'il m'étouffe en été, que je respire moins bien avec, ne change rien. Tous les matins, je tire sur les élastiques, les accroche avec dextérité, remet les bretelles en place et m'assure que mes seins sont bien placés à l'intérieur des poches du soutien-gorge. Quand j'ai allaité, j'ai même acheté des soutien-gorges spéciaux spéciaux.
Pourquoi ? De quoi le soutien-gorge est-il le signe ?
Le soutien-gorge encage le sein selon les normes du désir hétérosexuel.
Ce dernier ne supporte pas les fluides des corps féminins qu'il juge obscènes : le soutien-gorge masque le lait qui pourrait s'échapper des seins la jeune mère allaitante ou la sueur qui pourrait couler sous le sein ou entre les seins.
Le soutien-gorge cache les tétons. En effet, le téton qui pointe est, dans l'imaginaire érotique hétérosexuel, le signe de l'excitation féminine. Or, la femme se doit d'être offerte aux regards, de provoquer le désir de l'homme, pas d'être, dans l'espace public, un sujet désirant. Le téton qui pointe est réservé à l'homme propriétaire du corps de sa femme, dans l'intimité de la chambre à coucher.
Le soutien-gorge gomme les différentes formes des seins, homogénéise les différences entre le sein gauche et le sein droit. Il modèle le sein selon des normes mythiques du désir hétéro : tous les seins doivent être fermes, identiques, ne pas pendre mais au contraire remonter haut sur la poitrine.
Mais le mythe le plus répandu est que le soutien-gorge maintiendrait les seins. On m'a souvent dit que courir sans un bon soutien-gorge était très désagréable (voire médicalement déconseillé). Les sportives sont invitées à s'acheter des brassières extrêmement serrées. Et pendant très longtemps, je l'ai cru. Or, les quelques courses (hivernales !) que j'ai faites sans soutien-gorge, j'ai trouvé cela bizarre parce que inouï mais ni douloureux ni désagréable (et je n'ai pas une petite poitrine). Au contraire ! Le rebondissement de mes seins sur ma poitrine me procurait une sensation de liberté et de joie. Enfin, je sentais mes seins, j'en sentais la lourdeur, la forme, le mouvement, autrement dit : j'en sentais la vitalité !
Le soutien-gorge participe aussi de la charge mentale qui pèse sur les femmes hétérosexuelles en matière de sexualité. En effet, que ce soit la contraception, ou la préparation de leurs corps (épilation, achat de lingerie, régime), la charge sexuelle est en majorité supportée par les femmes. Et tout cela a un coût à la fois temporel et pécunier !
Parce que la lingerie féminine n'est pas conçue pour le confort de celle qui la porte (Ce serait trop beau !), elle est conçue pour érotiser son corps. Quand une femme achète un nouveau soutien-gorge, elle projette sur son propre corps le regard désirant d'un homme. En achetant un soutien-gorge, le portant, le lavant, elle s'occupe de susciter le désir d'un autre en objectivant son propre corps et n'a plus le temps pour s'occuper de son désir à elle.
Alors, pourquoi, étant consciente de tout cela, n'arrive-je pas à me passer totalement de soutien-gorge ? Pourquoi continue-je à porter mes vieux sous-vêtements défraîchis qui ne servent à rien d'autre qu'à me gêner ?
Parce que je crois que j'ai peur d'assumer cette grande liberté que me donnerait le fait de ne pas porter de soutien-gorge, d'assumer le regard de potentiels hommes sur moi, parce que d'un coup, mes seins seraient visibles. Et que cette partie du corps fortement érotisée dans le monde occidental, n'ai-je tout simplement pas (encore) le courage de l'exposer.
Dans La Pensée straight, la féministe lesbienne Monique Wittig, explique : « La catégorie de sexe est le produit de la société hétérosexuelle qui fait de la moitié de la population des êtres sexuelles en ce que le sexe est une catégorie de laquelle les femmes ne peuvent pas sortir. Où qu'elles soient, quoi qu'elles fassent (...) elles sont vues (et rendues) sexuellement disponibles pour les hommes, et elles, seins, fesses, vêtements, doivent être visibles. » Plus loin, elle ajoute que « la catégorie de sexe est une catégorie totalitaire. »
Plus que tout autre vêtement, le soutien-gorge reste ce marqueur qui cherche à naturaliser la différence sexuelle. Plus que la jupe ou la robe (dont une femme peut parfaitement se passer et qui sont portées de temps à autres par quelques hommes), le soutien-gorge demeure une norme sociale contraignante (6% seulement de femmes en France ne porteraient jamais ou rarement un soutien-gorge), totalitaire (comme dit Monique Wittig), dont il faut du courage pour s'affranchir.
Et vous ? Soutien-gorge ou pas soutien-gorge ?