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Billet de blog 20 novembre 2023

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Femmes en prison

Comparaison de deux récits de femmes incarcérées : « L'université de Rebibbia » de Goliarda Sapienza et « Les Contemplées » de Pauline Hillier

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Goliarda Sapienza (1924-1996), autrice italienne du roman fleuve L'Art de la joie, a été incarcérée en 1980, à plus de soixante ans, à la prison de femmes de Rebibbia à Rome, suite au vol de bijoux antiques, dérobés à une amie.

Militante du groupe Femen, Pauline Hillier (née en 1986) est arrêtée en 2013 et incarcérée à la prison de Manouba à Tunis à cause d'une manifestation devant le palais de justice visant à réclamer la libération d'une femme emprisonnée.

Pour ces deux femmes, la prison a été un lieu d'apprentissage où elles ont expérimenté la solidarité sororale des réprouvées des sociétés patriarcales et capitalistes.

Faisons d'emblée un sort à la question de l'authenticité de leur récit. Pauline Hillier présente son texte comme un roman et précise à la fin de l'ouvrage qu'elle s'est inspirée de son vécu mais qu'elle ne retrace pas fidèlement son incarcération. Quant au texte de Goliarda Sapienza, il est difficile de mesurer son degré d'authenticité. In fine, la question n'est pas là, l'enjeu des récits se trouva ailleurs que dans les arrangements potentiels des autrices avec la « Vérité ».

L'arrivée en prison s'apparente à une série de pertes. C'est tout le quotidien qui s'effondre brusquement avec ses habitudes de vie, ses repères spatiaux-temporels et ses usages sociaux. En prison, outre la crasse, le manque de nourriture et d'hygiène, la promiscuité, la pestilence, la vermine, l'impossibilité d'utiliser de l'argent etc, Goliarda Sapienza et Pauline Hillier font l'expérience de la perte de soi : « par la loi des hommes, une de vos façons d'être a été réprouvée, votre casier judiciaire entaché, vos mains salies de l'encre dont on se sert pour les empreintes digitales : celle que vous étiez est morte socialement pour toujours », explique Sapienza tandis que Pauline Hillier décrit son arrivée à la Manouba comme un dépouillement successif : son passeport, son sac, ses vêtements jusqu'à son nom : « Non, cette gardienne-là va plus loin, elle confisque encore plus, elle confisque mon nom. Elle le consigne dans un registre et le prononce pour la toute dernière fois. »

La dépossession de soi et la déprise du monde extérieur, du monde du « dehors » selon le mot de Sapienza, s'accompagnent, dès l'entrée en prison, d'apprentissages. La prison a ses règles et ses usages qu'il faut très vite comprendre et auxquels il faut se soumettre pour survivre. Les deux autrices font l'expérience d'une altérité radicale (et brutale) par rapport à leur vie d'avant : les gestes les plus banals doivent être réappris. On ne mange pas en prison comme à l'extérieur : « pendant qu'on mange ici on ne parle pas, ici on connaît encore la valeur de la nourriture, surtout quand elle est bonne, et la sacralité du geste de la porter à sa bouche » commente Goliarda Sapienza. A la fin du récit, Pauline Hillier explique les gestes qu'elle a appris pour se laver : ignorer les cafards, jeter de l'eau sur « l'étron en balade », ne plus glisser sur le carrelage mouillé... L'univers carcéral est un univers en soi et que la prison se situe en Tunisie ou en Italie, au tout début des années 1980 ou dans les années 2010 importe peu tant toutes les prisons du monde semblent se ressembler.

La prison est un concentré d'humanité offrant des personnages haut-en-couleur, pain bénit de toute écrivaine. Plongées dans « ce grand chaudron de personnalités, de destins, de déviations » (Sapienza), Goliarda Sapienza et Pauline Hillier affutent leurs regards et leurs oreilles pour capter les corps, les gestes, les habitudes de leurs co-détenues. Il y a chez l'une et l'autre la curiosité avide de percer le mystère des individues enfermées en même temps qu'elles.

Le récit de Pauline Hillier est ainsi émaillé de tranches de vie de la Cabrane, qui dans une folie vengeresse, a tué tous les hommes qui l'ont battue et humiliée ; de l'insouciante lycéenne Fuite qui a diffusé les sujets du bac ; de la vieille paysanne Boutheina qui a tué sa voisine et de bien d'autres encore. Par le titre même de son récit, Les Contemplées, Pauline Hillier consigne l’histoire de ses co-détenues pour les sauver de la disparition provoquée par le système judiciaire.

Les portraits écrits par Goliarda Sapienza tournent souvent au grotesque. Annunciazione, « hippopotame/eunuque », déesse obèse étalant sa nudité grasse et sacrée, se soumettant comme une petite fille geignarde à l'autre détenue de la cellule, ressemble à un personnage d'un film de Fellini, caricature exubérante et répugnante. Par ailleurs, la narratrice laisse beaucoup de place au discours direct faisant ainsi entendre la langue des détenues, populaire souvent, peut-être dialectale à certains endroits, parsemé d'argot, ou au contraire la langue des détenues politiques, ironique, dans laquelle la colère affleure. L'Université de Rebibbia n'est pas seulement le récit d'une seule incarcération mais se diffracte en un récit pluriel de femmes aux vies diverses : Marro, la braqueuse par amour, Suzie Wong, la trafiquante de drogues, Marcella, l'intellectuelle politique qui lit Simone de Beauvoir...

La prison accélère l'intimité entre les incarcérées. Les confidences jaillissent bien plus vite que dans le monde du dehors et se créent une solidarité et une entraide dont ont bénéficié les deux autrices. Si chacune a survécu, c'est grâce aux explications de Hafida ou d'Edna, aux dons de Fuite ou d'Annunciazione, à la générosité de Boutheina ou de Suzie Wong. « Ces femmes connaissent encore l'art de l'attention à l'autre » commente Sapienza tandis que Pauline Hellier raconte comment ses camarades ont pris soin d'elle lorsqu'elle a été prise de fièvre. « Moi qui venais en sœur, j'ai appris ce qu'était la sororité, dans sa forme la plus pure et la plus belle. », conclut-elle. Cette sororité forme même selon l'autrice italienne « le seul potentiel révolutionnaire qui échappe encore au nivellement et à la banalisation presque totale qui triomphe au-dehors. » La prison transforme les détenues, les poussant à « être quelqu'un à la recherche d'une voie différente pour exister avec soi-même et avec les autres. »

Pourquoi ? Parce que la prison, lieu de tous les apprentissages, « université » selon le titre de Goliarda Sapienza révèle mieux que tout autre lieu la vérité crue et nue de la violence capitaliste et patriarcale. « La prison a toujours été et sera toujours la fièvre qui révèle la maladie du corps social. » Toutes les histoires de détenues racontées dans Les Contemplées résultent de la violence des hommes sur les femmes et de la façon que les femmes ont trouvé de résister à celle-ci.

Enfin, les deux autrices se rejoignent aussi sur leur difficulté à faire le lien entre le monde du dehors et celui de la prison. Les murs ne sont pas seulement physiques : ils érigent aussi une frontière entre les détenues et les non-détenues, rendant l'expérience carcérale presque ineffable. Pauline Hillier explique que si, une fois sortie, elle parvient à parler des conditions de vie en prison, elle est incapable d'évoquer ses co-détenues. La seule personne à qui elle pourra en parler est Nour, une ex-détenue comme elle, rencontrée par hasard à une fête cinq ans après son emprisonnement. Lors du parloir, Goliarda Sapienza découvre l'irréductible incompréhension : « il est vain que ce quelqu'un (c'est-à-dire le visiteur) manifeste trop son inquiétude de l'autre côté de la table (une simple table, longue, sépare le dedans du dehors) : il ne peut pas comprendre. ». Une de ses co-détenues l'avait d'ailleurs prévenue : « si tu as été une fois ici, Goliarda, n'espère pas ressortir comme tu étais auparavant. Tu ne te sentiras plus jamais quelqu'un du dehors... ». L'incarcération s'avère une expérience existentielle dans laquelle Goliarda Sapienza et Pauline Hillier ont touché du doigt l'humanité irréductible des exclues.

Pauline HILLIER, Les Contemplées, ed. La Manufacture du livre, 2023

Goliarda SAPIENZA, L'Université de Rebibbia, traduit par Nathalie Castagné, ed. Le Tripode, 2013

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