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Billet de blog 22 août 2022

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L'espace public, apanage masculin

Comment la nomination des lieux de l'espace public valorise-t-elle les uns pour mieux évincer les unes ? Cette pratique invisibilise les femmes passées, mais signifie également aux femmes vivantes que leur présence est, au mieux, tolérée dans un espace public nommé (quasi) exclusivement avec des noms d'hommes. 

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Lasse de plisser mes yeux devant l'ordinateur pour préparer mes cours, je décidai cette après-midi d'août d'aller marcher. Les rues parisiennes désertées par les voitures étaient sereines. Mes pas me portèrent au jardin des Plantes. J'y croisai dès l'entrée la statue de Buffon, assis sur son fauteuil, une jambe sur l'autre, dans une position de nonchalante domination, toisant d'un œil sévère les touristes qui, ignorant l'interdiction, s'allongeaient sur les pelouses (vertes). Dans la rue Mouffetard, deux plaques m'apprirent que Verlaine et Hemingway vécurent dans le même immeuble. Ai-je déjà vu une plaque, me demandai-je, indiquant qu'une écrivaine ou une sculptrice avait occupé tel ou tel immeuble ?

Je fis un crochet par la bibliothèque parce que je devais rendre (très en retard) un livre emprunté par mon fils. J'en profitai pour flâner entre les ouvrages, me promettant de ne surtout rien emprunter parce que je n'avais pas fini La Storia d'Elsa Morante. Au rayon « poésie », je m'amusai à compter le nombre d'ouvrages de poétesses (depuis que j'ai chaussé les lunettes du féminisme, mes yeux dessillés décèlent les moindres manifestations du patriarcat). Sur tous les recueils proposés, il n'y en avait que trois : Emily Dickison, Marceline Desbordes-Valmore et Maya Angelou. Le rayon « théâtre » adjacent ne contenait aucune pièce écrite par une dramaturge femme.

Je continuai ma promenade. Je passai devant les lycées Henri IV, Louis Le Grand. La façade du Panthéon me jeta à la figure : « Aux Grands Hommes la Patrie Reconnaissante ». Et les Grandes Femmes ? J'empruntai les rues Lacépède, Cujas, Victor Cousin, Soufflot. Aucune rue nommée d'après une femme, remarquai-je !

A Paris, 12% des rues sont nommées d'après une femme célèbre1. 3 stations de métro sur 302 portent un nom de femme2 ; 20% des écoles et 80 espaces verts sur 500 ; 2 musées sur 40.

Certains balaieront peut-être ces chiffres en prétextant que ce n'est qu'un détail, qu'il y a des combats plus importants dans la vie, quand même !

La nomination, l'apanage des dominants

La nomination des lieux est pourtant hautement symbolique. Elle valorise les uns et évince les unes. Donner le nom de quelqu'un à une rue, une école, une station de métro, c'est le mettre à l'honneur. De cette façon, la société reconnaît à cette personne un apport original dans tel ou tel domaine. Or, l'espace public ne valorise que les hommes blancs. Les femmes, leurs vies, leurs réalisations en sont effacées. Ce qu'elles ont vécu, où elles ont vécu est jeté dans le grand magma de l'oubli. Les poétesses, les romancières, les mathématiciennes, les compositrices, les peintresses, les femmes politiques, les voyageuses, les infirmières... Pshitt... Plus là ! Finies ! Oubliées ! Annihilées ! Comme si elles n'avaient jamais existé !

Cette pratique non seulement invisibilise les femmes passées, mais signifie également aux femmes vivantes que leur présence est juste tolérée dans un espace public nommé (quasi) exclusivement avec des noms d'hommes. «Elles restent légitimes dans certaines fonctions, dans les transports pour aller au boulot, derrière une poussette, en train de faire les courses, mais pas assises à profiter sur un banc. Il leur est plus compliqué de trouver une place : elles sont facilement critiquées, on le voit bien pour l’habillement, une robe trop courte, trop longue, un voile, un burkini.»3, explique Chris Blache, anthropologue et co-fondatrice du groupe de réflexion Genre et Ville.

Dès lors, comment se sentir à l'aise dans un espace qui n'est pensé par et pour le seul genre masculin ?

Virginia Woolf et l'appariteur d'Oxbridge

C'est par le problème de l'occupation de l'espace que Virginia Woolf commence son essai féministe Une Chambre à soi. Après avoir prévenu ses lectrices qu'elle allait leur raconter le cheminement de sa pensée qui l'a conduit à énoncer sa thèse si connue qu' « il est indispensable qu'une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction », elle raconte qu'elle marche à Oxbridge (faculté imaginaire, contraction de Oxford ou Cambridge, dans lesquelles les femmes à son époque n'étaient pas admises). « Je me retrouvai donc en train de marcher d'un pas rapide sur l'herbe d'une pelouse. A l'instant même une forme humaine se dressa devant moi pour me barrer le chemin. Tout d'abord, je ne compris pas que les gestes de cet objet étrange, en jaquette et chemise empesée, étaient dirigés contre moi. Le visage de cet objet exprimait l'horreur et l'indignation. L'instinct plutôt que la raison me vint en aide : l'homme était un appariteur, j'étais une femme. D'un côté il y avait du gazon, de l'autre il y avait une allée. Seuls les professeurs et les étudiants étaient admis sur le gazon ; le gravier m'était destiné ». Et elle conclut : « cette aventure en fin de compte n'était pas tragique. Je ne pouvais porter contre les professeurs et les étudiants de cette université indéterminé qu'une seule accusation : celle d'avoir, pour protéger leur gazon tondu depuis trois cents ans, fait fuir mon poisson ». Le « poisson » est le début de son idée qu'elle est en train de pêcher.

Ce que je trouve intéressant dans ce passage, c'est tout d'abord l'humour dont elle fait preuve pour décrire l'appariteur, type ridiculisé qui n'appartient que vaguement au genre humain. La construction binaire des phrases en asyndète renforce les oppositions : appariteur versus femme, gazon versus allée, professeurs et étudiants versus femme. Ce n'est pas seulement la séparation des lieux selon le genre que Virginia Woolf dénonce, c'est l'éviction des femmes d'un lieu en particulier : la pelouse. Elle conclut par une litote « cette aventure n'est pas tragique » et une pointe d'humour en comparant son idée à un vulgaire « poisson ».

Cette si banale anecdote racontée au début d'Une Chambre à soi me semble avoir, malgré ce que Virginia Woolf en dit, une importance certaine. Elle permet de dire d'où l'autrice parle. Avant même les théories du standpoint, Virginia Woolf explique que les femmes vivent, expérimentent, sentent et pensent depuis les marges. Dans son autre essai féministe, Trois Guinées, écrit à la fin de sa vie, elle définit les femmes comme des « marginales», (« outsiders »).

Et en déambulant dans les rues parisiennes aux noms exclusivement masculins, je m'interroge : certes j'ai pu pénétrer dans une université, certes je peux marcher sur le gazon, mais ai-je quitté, avons-nous quitté, cette place d'outsiders ? De quelles façons la mémoire collective qui fait le choix d'exclure les femmes agit-elle sur moi, sur mon corps, mon sentiment de pouvoir (ou non) me mouvoir librement dans l'espace public ?

Les collages féministes

Lors du trajet retour, alourdie de deux melons et de mélancoliques pensées (les prises de conscience de la puissance du patriarcat m'attristent), je remarquai un collage face à l'université Jussieu. C'était une citation de Silvia Plath : « De la cendre je surgis avec mes cheveux rouges - et je dévore les hommes – dévore les hommes comme l'air »

Depuis deux ans, les collages féministes m'avaient manqué. A chaque fois que j'en croise un, ma poitrine s'élargit, comme si un vent de liberté y pénétrait. J'éprouve un sentiment de gratitude pour toutes les colleuses qui avec quelques feuilles, colle et slogans percutants permettent que je me sente un peu plus chez moi dans la ville.

1 https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/06/13/a-paris-12-de-rues-a-peine-2-des-stations-de-metro-et-20-des-ecoles-portent-un-nom-de-femme_6083920_3232.html

2 https://www.leparisien.fr/info-paris-ile-de-france-oise/transports/chiffre-3-06-03-2017-6738417.php

3 https://www.liberation.fr/plus/chris-blache-face-aux-villes-trop-viriles-20210423_LFKEVTQ5RBGH3GZGCCUWS3LJSU/

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