- Alors, tu vas vraiment faire ça? « Evoquer tes peurs » ? Sur Mediapart ? Entre un article sur le réchauffement climatique, un autre sur la fascisation du macronisme et un troisième sur la guerre en Ukraine ?
-Oui, j'ai envie, ça me tente...
-Tu n'as pas peur d'être ridicule à exposer tes peurs mesquines de parisienne privilégiée ?
-Si ! Bien sûr ! D'autant plus que j'ai été élevée dans le culte de la Raison. Cogito ergo sum ! Le savoir doit être logique, scien-ti-fi-que-ment prouvé si on veut se rendre maître et possesseur de la nature...Mais, malgré mes tentatives pour discipliner mon corps et faire taire mes émotions, elles reviennent comme un boomerang...Alors je vais le faire... Je vais dresser la liste de mes peurs.
J'ai peur quand je suis en voiture qu'une autre voiture nous percute.
J'ai peur qu'il n'y ait plus ni abeilles ni oiseaux lorsque mes enfants seront adultes.
J'ai peur de mourir avant que mes enfants ne soient grands.
J'ai peur de connaître le fascisme en vrai et pas seulement dans les pages des livres d'histoire.
J'ai peur de me mettre trop en colère et de passer pour une hystérique.
J'ai peur que ma mère ne me comprenne jamais.
Parfois, j'ai peur de dire ce que je pense vraiment et d'être jugée par mes amies.
J'ai peur de ne plus voir de paysages verdoyants à cause des multiples sécheresses.
J'ai peur de la violence que je perçois latente chez certains hommes.
J'ai peur de découvrir ma propre médiocrité dans mes prétentions d'écrivaine.
J'ai peur des mouvements de foule.
J'ai peur de la violence potentielle des hommes alcoolisés ou drogués.
J'ai peur de ne pas être écoutée ni comprise.
J'ai peur que ma fille soit agressée sexuellement et violée.
Audre Lorde, poétesse américaine Noire et lesbienne (1934-1992) revendique ses émotions. Elles sont ce qui la nourrit, ce par quoi elle vit, dit-elle à Adrienne Rich dans un entretien1. Mais, les émotions sont bien plus que cela pour Audre Lorde qui identifie un des moteurs de l'oppression des femmes dans le fait de ne pas « être consciente de ce que nous ressentons » : « c'est nier une grande partie de notre expérience, c'est accepter d'être rabaissée au rang du pornographique, de l'abus et de l'absurde »2.
Etre à l'écoute de nos émotions est reprendre possession de nous-mêmes et de ne plus dépendre d'un autre, en l'occurence du capitalisme raciste et sexiste, pour définir qui nous sommes et notre propre valeur. Les émotions sont la porte d'entrée d'une connaissance intérieure et intime, de nos propres besoins. Or, connaître ce dont nous avons besoin et ce dont nous ne voulons pas, c'est le premier pas pour ensuite mettre en œuvre des actions politiques.
Etre à l'écoute de son corps et de ses émotions est donc un devoir éthique, une responsabilité de chacune pour pouvoir lutter contre « la négation de nous-mêmes », « la léthargie qui semble être si souvent la seule alternative dans notre société ». Les émotions nous montrent le chemin de la liberté et de l'amour de soi et, partant, nous confèrent de la puissance.
Mais, que faire de la peur ? Celle qui nous paralyse ? Nous musèle ? Nous rend muettes ?
Dans le magnifique poème A Litany for survival, Audre Lorde s'adressent à celles qui sont prisonnières de l'indécision, de l'entre-deux, qui n'osent s'engager. Elle écrit pour « celles d'entre nous/ qui ont la peur gravée/ comme une trace imprécise au milieu du front ». Les deux dernières strophes du poème sont un magnifique appel à parler malgré la peur :
Et quand le soleil se lève nous craignons
qu'il ne dure pas
quand le soleil se couche nous craignons
qu'il ne se lève pas au matin
l'estomac plein nous craignons
une indigestion
l'estomac vide nous craignons
de ne plus jamais manger
aimées nous craignons
que l'amour s'évanouisse
seules nous craignons
que l'amour jamais ne revienne
et lorsque nous parlons nous craignons
que nos mots ne soient pas entendus
pas accueillis
mais quand nous sommes silencieuses
nous craignons encore
Alors il vaut mieux parler
en se rappelant
que nous n'étions pas censées survivre3
La peur fait partie de la vie, voilà ce que nous apprend Audre Lorde avec ses très belles épiphores. La peur est inhérente au fait de vivre. En revanche, ce que Audre Lorde dénonce, c'est l'instrumentalisation de cette émotion par le capitalisme sexiste et raciste : « nous avons été socialisées pour respecter la peur bien plus que nos propres besoins de parole et de définition », dit-elle dans la conférence Transformer le silence en paroles et en actes4.
La peur est une arme des systèmes de domination pour contrôler et silencier tous.tes celleux qui ne sont pas des hommes blancs, riches, hétérosexuels.
Il ne s'agit donc pas de lutter contre ses peurs parce que les mettre à distance est le meilleur moyen pour que les dominants nous régissent. Il s'agit au contraire d'agir, de parler, d'aimer et de vivre en reconnaissant nos peurs, en les réclamant, en les rêvant et en les transformant.
« Et bien sûr j'ai peur, car transformer le silence en paroles et en actions est un acte de révélation de soi et cet acte semble toujours plein de dangers. » « Mais, poursuit Audre Lorde, à chaque parole vraie exprimée, à chacune de mes tentatives pour dire ces vérités que je ne cesse de poursuivre, je suis entrée en contact avec d'autres femmes, et, ensemble, nous avons recherché des paroles s'accordant au monde auquel nous croyons toutes, construisant un pont entre nos différences »5.
Exprimer ses peurs et les publier est une manière de se dresser debout, dignement, de nous relier les unes aux autres, et d'affirmer que les savoirs ne reposent pas uniquement sur la pensée abstraite, universaliste, déconnectée et à distance du monde et des autres. Exprimer ses peurs, c'est refuser l'ego conquiro, seul modèle d'être au monde que le nécromonde valorise.
L'ego conquiro est une expression forgée par le penseur argentin décolonial Enrique Dussel dans L'Occultation de l'autre. « La première expérience moderne fut celle de la supériorité quasi divine du « moi » européen sur l'autre primitif, rustre, inférieur. C'est un « moi » militaire et violent qui convoite, qui désire la richesse, le pouvoir et la gloire. » J'ai lu cette citation dans l'excellent ouvrage Pensées décoloniales de Philippe Colin et Lissel Quiroz qui expliquent que « selon Dussel, l'instauration de la différence coloniale – le refus principiel de reconnaissance de l'Autre en tant qu'alter ego – dit être mise en relation avec la philosophie cartésienne du sujet. (...)Le dualisme – la distinction entre res extensa (le corps) et res cogitans (l'esprit) – apparaît ainsi comme la traduction dans le langage abstrait de la philosophie de la chosification des sujets colonisés, de leur transformation en corps-machines infiniment exploitables et de l'introduction narcissique du sujet conquérant. »
Audre Lorde s'est heurtée toute sa vie à l'ego conquiro qui non comptant de dominer par la force et la violence assure l'assujettissement des subalternes en imposant son idéologie : « Les pères blancs nous ont inculqué : 'je pense donc je suis'. La mère Noire, en chacune de nous – la poète – vient murmurer dans nos rêves : 'je ressens, donc je peux être libre'. »6
N'ayons pas peur de nos peurs !
1Entretien paru dans Sister Outsider, Audre Lorde, ed. Mamamélis, 1994, 2003 « J'ai vécu par elles », « je me suis nourrie de mes émotions ».
2Conférence « De l'usage de l'érotisme : l'érotisme comme puissance », parue dans Sister Outsider
3Poème paru dans La Licorne noire d'Audre Lorde, traduit par Gerty Dambury, ed. L'Arche
4Conférence reprise dans Sister Outsider
5« Transformer le silence en paroles et en actes », conférence parue dans Sister Outsider.
6Audre Lorde, essai « La poésie n'est pas un luxe », Sister Outsider.