Approcher de nouveau l'écriture, pas à pas, pour apprivoiser sa peur, ou plutôt la quitter, ou plutôt encore pour exercer sa liberté. Éprouver sa liberté, c'est se frotter à l'inconnu, cet inconnu que le nécromonde capitaliste abhorre et qu'il tente de nier dans son addiction à la mesure, au chiffrage, aux statistiques et aux tableaux excel, au rétro-planning et au feed-back.
Faire l'épreuve de sa liberté, c'est assurément regarder les lambeaux de soi qui gisent à terre, les rassembler un à un et, telle Isis remembrant le corps dépecé de son frère Osiris, les recoudre patiemment. Écrire un texte, c'est nouer les fils de sa vie, raccommoder les blessures, défaire aussi ce qui est raté. Ecrire, c'est tisser ce qui fait le « je », ce pronom si labile, si léger, si ténu, pour, le temps de l'écriture, lui redonner une intégrité.
Écrire, c'est choisir l'action plutôt que la passivité, diriger sa barque sur la houle des jours au lieu de se laisser dériver, c'est refuser d'être contaminée par les angoisses de la guerre en Ukraine, le backlash anti-féministe, cette planète qui se meurt dans un grand éclat de soleil de la fin du mois d'octobre, par le retour du fascisme ou le refus des États riches d'accueillir les pauvres du monde.
Écrire, dit-elle, c'est faire grandir un sentiment de puissance même (et surtout) au plus profond de sa vulnérabilité. Parce que la puissance, le « pouvoir-du-dedans » écrit l'écoféministe et sorcière Starhawk dans Rêver l'obscur, n'a rien à avoir avec « le pouvoir-sur » qui « est finalement le pouvoir du fusil et de la bombe, le pouvoir d'anéantissement qui soutient toutes les institutions de domination ». Le « pouvoir-du-dedans » a partie liée avec la peur et les blessures, il est « le pouvoir du bas, de l'obscur, de la terre ».
Oui, c'est au sein même du gouffre incommensurable de mon impuissance, celui dans lequel je perds toute consistance et matérialité, dans lequel je me dissous dans l'âpre monstre qui me dépèce de mes organes et me dévore, que réside ce noyau palpitant de certitudes et de croyances, résistant au déferlement de haine et de peur, ce noyau irriguant mon âme, « qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné pour le corps vivant de l'autre »1, ce noyau irréductible d'être, celui qui fait que je me lève chaque matin, malgré tout, et que je salue le jour naissant.
Donc, de nouveau écrire, écrire un peu chaque jour pour dessiner les contours du moi qui vient, pour m'engager à vivre une vie riche et spirituelle, à aimer les gens que j'aime, à sentir-penser plutôt qu'à rationaliser. Écrire contre le « culte de la mort » décrit par l'intellectuelle et militante bell hooks dans A propos d'amour comme un « élément central de la pensée patriarcale » : « Ironiquement le culte de la mort ne fonctionne pas vraiment comme stratégie pour faire face à notre peur sous-jacente du pouvoir de la mort. Il apporte peu de réconfort. Au contraire, il produit beaucoup d'anxiété. Plus on est exposé.e au spectacle de morts absurdes, de violences cruelles infligées au hasard, plus la peur s'infiltre dans notre vie quotidienne. »2
Écrire pour affûter mon regard, pour voir ce qui m'entoure, d'un œil débarrassé de ses scories. Par la fenêtre en face du canapé, le soleil trace une ligne oblique sur le mur de briques de l'immeuble d'en face. Sur le balcon, une mésange picore les miettes de pain que je laisse à son intention quand je secoue la nappe après le dîner. « Writing as re-vision », est le titre d'un essai de la poétesse américaine Adrienne Rich. Écrire, donc, pour re-voir, voir avec des yeux neufs, pour fertiliser mon regard, parce que c'est « un acte de survie »3.
Les feuilles du marronnier s'embrasent d'or.
Et le ciel bleu, profond, est toujours plus grand que ce que je n'imagine.
1 Starhawk, Rêver l'obscur, Femmes, magie et politique, ed. Cambourakis, 2015
2 bell hooks, A propos d'amour, ed. Divergentes, 2022
3 Adrienne Rich, article When we dead awaken – writing as re-vision, 1972