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Billet de blog 28 janvier 2022

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La transformation du silence en langage et action 

Comment sortir du silence dans lequel les femmes sont enfermées ? -C'est facile ! Il suffit de parler ! -De parler ? -Oui ! Bien sûr ! Parle, ouvre la bouche, dis ce que tu as à dire ! Ne sois pas timide, enfin ! -Parler ? Parler ?! Mais, comment ? En usant de quel langage ? De quels mots ? De quels concepts ? De quelles idées ? De quelle grammaire ?

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-Comment sortir du silence dans lequel les femmes sont enfermées ?

-C'est facile ! Il suffit de parler !

-De parler ?

-Oui ! Bien sûr ! Parle, ouvre la bouche, dis ce que tu as à dire ! Ne sois pas timide, enfin !

-Parler ? Parler ?! Mais, comment ? En usant de quel langage ? De quels mots ? De quels concepts ? De quelles idées ? De quelle grammaire ? Dois-je utiliser vos noms ? Devons-nous parler de nous comme des « auteurs », des « chercheurs », des « professeurs » quand vous nous refusez le droit de féminiser ces noms ? Dois-je encore appliquer la « règle » de grammaire forgée au XVIIe siècle et qui prétend que le « masculin l'emporte sur le féminin » ? Dois-je employer « les hommes » pour parler des « hommes et des femmes », en prétendant que le substantif « hommes » désigne, par un tour de passe-passe, toute l'humanité et pas seulement une moitié ?

L'"androlecte"

Ce langage qui m'a été appris, que l'on nomme improprement la « langue maternelle », est le produit du patriarcat et son expression. (Avant de poursuivre, établissons le point suivant : il est bien entendu qu'il n'y a pas, par essence, un langage masculin pas plus qu'il n'existe un langage féminin, mais que le langage, en tant que pratique sociale par excellence, est le lieu par lequel la domination s'exprime, se dit, se pense et se transmet et c'est à ce titre que les réflexions sur la misogynie du langage et les remèdes à y apporter sont importantes si ce n'est nécessaires).

Michèle Causse l'appelle l' « androlecte », néologisme forgé sur les racines grecques andros, l'homme et lecte, ce qu'on peut dire. « Le langage que nous parlons est bel et bien un sexolecte, (indépendamment des divers sociolectes et idiolectes existants) émanant d'un sujet sexué dans le réel au masculin et se prenant pour universel, autrement dit un androlecte, dictant sa loi aux deux sexes définis par lui et par lui condamnés à la différence ou à la similitude, au gré de ses besoins et désirs. »1

Alors qu'est-ce que l'androlecte ? Quelles en sont les caractéristiques ?

Selon Michèle Causse, il a pour qualité d'être universel : « il n’est qu’un seul langage pour tout le monde, quelle que soit la langue d’origine, l’ethnie d’origine, la classe d’origine, je veux parler de l’androlecte. » L'universalité de l'androlecte n'est pas une belle qualité de partage qui ferait que toutes les êtres humaines pourraient se comprendre et s'écouter. Au contraire, l'universalité de l'androlecte s'impose à toutes avec oppression. Nous n'avons pas le choix de ne pas parler l'androlecte.

Ursula Le Guin, l'autrice de science-fiction américaine, nomme l'androlecte la « langue paternelle », ou encore « la langue du pouvoir », « la langue des pères, de l'Homme dans son ascension, de l'Homme conquérant, civilisé »2. Elle précise que ce n'est la langue maternelle de personne mais que toutes nous l'apprenons (et le haut lieu de l'apprentissage de cette langue est l'université).

Elle en donne d'autres caractéristiques : c'est un discours à « fort contenu concret, notamment scientifique », « la forme la plus élevée de langage, le langage authentique ». C'est le langage qui porte au pinacle le langage des données, des protocoles, des chiffres (qui, c'est bien connu, ne mentent pas), le langage du « c'est prouvé, c'est scientifique » (comme s'il n'existait aucun biais dans les recherches médicales ou biologiques), c'est le langage de l'action, de la productivité capitaliste, celui de la performance, du validisme, celui où l'homme blanc cis-hétérosexuel est l'exemplum, que dis-je ?, le seul exemplum à suivre, le seul modèle d'être humain acceptable, le seul corps autorisé.

Ursula Le Guin ajoute : « le propre de la langue paternelle n'est pas de raisonner, mais de mettre à distance, de créer un intervalle, un espace entre le sujet (le soi) et l'objet (l'autre) ».

Deux choses me paraissent intéressantes dans cette explication: d'une part, « l'androlecte » ou « la langue de l'Homme » s'érige en seul langage propre à expliquer (et à dominer) le monde, reléguant toute autre forme de langage dans un mépris teinté de condescendance, d'autre part, il met à distance.

Que mettons-nous à distance en utilisant le langage de l'Homme conquérant ? J'ai envie de répondre, tout ! Nous mettons tout à distance : la nature que nous n'habitons plus, avec laquelle nous ne vivons plus, mais que nous cherchons (en vain) à maîtriser, de même que nos corps, de même que nos émotions... L'écoféministe Starhawk renchérit : « J'appelle cette conscience mise à distance car son essence est de nous faire voir nous-mêmes à l'écart du monde. Nous sommes à distance de la nature, des autres êtres humains, et même de certaines parties de nous-mêmes. Nous voyons le monde comme constitué de parties divisées, isolées, sans vie, qui n'ont pas de valeur par elles-mêmes »3.

Désapprendre l'"androlecte"

Dès lors, que faire ? Comment est-il possible de « transformer le silence en langage », comme nous l'enjoint Audre Lorde dans Sister Outsider, sans avoir recours à « l'androlecte », à « la langue de l'Homme dans son ascension »? Est-ce que je n'use pas de l' « androlecte » en faisant ce billet composé d'une introduction, d'un développement en deux parties et d'une conclusion ? Comment penser en dehors de ce cadre-là que l'université m'a appris ?

La première tâche à effectuer, me semble-t-il, est celle du désapprentissage. Je dois désapprendre « l'androlecte » (ou tenter de le faire).

Désapprendre avec Amandine Gay que le « masculin l'emporte sur le féminin ». A la lecture d'une Poupée en chocolat, ouvrage dans lequel l'autrice désigne les enfants systématiquement au féminin (je n'ai malheureusement aucune citation pour prouver ce que j'écris : j'ai rendu le livre à la bibliothèque) et ce choix audacieux a été un vecteur puissant pour mon imagination. Grâce à cet accord systématique au féminin, je me représentais beaucoup plus les petites filles qui, si l'autrice n'avait pas fait ce choix, se seraient fondues dans l’agrégeât masculin. A toutes celles qui prétendent que la langue ne change pas grand chose au problème, que le genre masculin est en fait un genre neutre, je leur conseillerai de faire cette expérience de lecture pour se rendre compte de la puissance évocatrice du langage.

Désapprendre également à ne citer que des hommes blancs pour écouter d'autres voix et partant d'autres visions du monde et « s'obstiner », comme le conseille Sara Ahmed, « s'obstiner à ne pas reproduire ce dont on hérite »4. Et il en faut de l'obstination, de la ténacité parce que le travail de désapprentissage est « lent », comme le souligne Ursula Le Guin5. C'est une tâche de longue haleine pour déconstruire les autoroutes toutes tracées parce que, oui, l'"androlecte", par sa commodité, son confort et ses promesses, m'a séduite et continue de me séduire, et parce que « ceux qui ne [le] connaissent pas ou refusent de [le] parler sont muets, ou bien on les fait taire, ou bien on ne les entend pas »6.

Désapprendre avec Monique Wittig la puissance des pronoms masculins « il » ou « ils ». Le « elles » employé dans tout au long des Guérillères construit une agentivité féminine puissante et redoutable. Moi qui ai passé plus de vingt ans de ma vie à ne lire presque que des textes écrits par des hommes, à m'identifier à un héros masculin portant un regard de désir ou de haine sur une femme-objet, la lecture de ce roman fut un coup de poing ! Enfin, des héroïnes qui ont une voix, enfin des héroïnes qui agissent, en dehors d'une validation masculine : « Elles disent qu'elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu'elles savent ce qu'ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d'abord la violence »7

-Alors, tu vas le faire ? Tu vas parler ?

-Oui ! Il le faut ! Mais pas n'importe comment ! L' « androlecte » m'étouffe, il m'asphyxie. Je vais m'efforcer d'ouvrir des brèches dans « la langue de l'Homme conquérant », d'y introduire d'autres voix, d'inventer d'autres façons d'être en relation avec le monde, et même d'autres mots.

1Michelle CAUSSE, communication au séminaire de Nicole-Claude Mathieu, MSSH, collège de France, 1998

2Ursula LE GUIN, Danser au bord du monde, ed de l'Eclat, 2020

3STARHAWK, Rêver l'Obscur, ed. Cambourakis, 2015

4Sara AHMED, Living a feminist life, 2017, chapitre traduit ici : https://www.fabula.org/lht/26/ahmed.html

5Ursula LE GUIN, Danser au bord du monde, ed de l'Eclat, 2020

6Ursula LE GUIN, Danser au bord du monde, ed de l'Eclat, 2020

7Monique WITIIG, Les Guérillères, ed. Minuit, 1969

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