Il y a des villes dont le nom seul nous illumine. Beaucoup l’ont dit, tout le monde le sait. Depuis deux mois, chaque fois que je dis que je vais travailler à Rome cette année, hop - Lumière ! Ce qui est déjà en soi un succès. Tâchons donc d’entretenir la flamme. Ce qui ne semble pas si compliqué si on jette par exemple un coup d’œil sur facebook. Annoncez-y que vous êtes nella Città eterna, vingt like dans l’heure ! Cent dans la journée, commentaires d’un ou deux mots, superlatifs, points d’exclamation, fourmilière en folie, on vous envie, on vous jalouse, il est fort possible que l’on devise dans votre dos, que l’on papote à votre insu, que l’on pérore de votre chance, que l’on confabule un voyage pour vous y voir, pour venir vérifier que vous y êtes vraiment, que l’on vous suggère l’air de rien – quoique sournois et raffiné – d’y ouvrir votre casa à de tels élans, et pourquoi pas vos bras, une foule d’habitants des ténèbres - les douze Césars (au hasard) - hante les esprits de votre cour spontanée, que vous soyez un aigle, nul ne semble plus en douter, d’un clic un seul, vous avez mis à vos pieds (sandalés) un cortège d’ombres affables et ne vous avisez alors surtout pas d’en dire plus ! Vous jouiriez instantanément d’une renommée sans équivalent. Les virées de Marco Polo ou les errances de Magellan n’auraient plus de saveur au regard du saut que vous auriez accompli dans l’inconnu. Vous aurez beau balbutier qu’il est de votre devoir de vous employer à ouvrir de nouvelles routes entre les anciennes, à subir les canicules d’une ville dont les terres gèlent au premier coup de vent l’hiver, de n’être point un nouvel Ulysse, mais très modestement et tout simplement un homme de patience, rien n’y fera. Si vous en dites davantage qu’un simple clic précédé d’une « phrase » comme « Le Caravage, c’est magnifique », vous riverez à jamais les yeux de tous (votre cour est maintenant une secte en devenir) sur votre étrange façon de vivre : mélange de souvenirs vaguement émus - les soupers de votre épouse (Pénélope) restée au pays, les promenades avec elle au bord de la mer (d’Ithaque), ce vin âpre et épais que vous buviez à la tombée du jour dans l’ombre d’un tonneau… - et de plaisirs différés (parler vénitien place Saint-Pierre ou gémir seul sur la plage d’Ostie… entre autres). Il se pourrait que l’on vous prie sans cesse d’accepter les excuses de gens qui ne sauront plus comment s’adresser à vous. Que vous soyez contraints de fuir par des fenêtres, des toits, des gouttières, des balcons, des caves, des cours, de vous mêler à des foules de japonais, de vous déguiser en guitariste napolitain, en nourrice calabraise, en archevêque, en rémouleur, de sauter dans un fiacre, d’en délivrer le cheval, de le monter au trot, à l’amble, au galop, de vous glisser dans une partition de Donizetti, d’en survoler les tempi lents, d’y danser l’allegretto et le molto vivace ou de slalomer entre les locutions utiles d’un précis de grammaire italien poursuivi par des verbes irréguliers. Mais n’oubliez pas que le risque que vous prendriez à chanter que vous êtes à Rome sera d’autant plus grand si un(e) romain(e) vous entend. Ils sont encore légion à affirmer qu’ils ne se verraient pas vivre ailleurs, mais les quatre-vingt ans et moins semblent avoir aujourd’hui dans le regard, quand on s’enthousiasme à leur parler de leur ville, la fameuse phrase de Marc-Antoine enfoui en Égypte dans les bras de Cléopâtre : « Que Rome croule dans le Tibre ».
Billet de blog 3 janvier 2015
Que Rome croule dans le Tibre
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