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Billet de blog 3 février 2011

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Mercredi 2 février, Le boulanger de mon village

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Jamais je n'oublierai le jour où j'ai acheté une baguette de pain et deux croissants au boulanger de mon village. Du pain et des croissants aussi mauvais, je savais que ça pouvait exister, mais je le savais comme je sais qu'à partir du moment où l'homme a taillé des pierres pour découper ses aliments, sa dentition s'est affaiblie. J'en avais seulement entendu parler. Je me souviens pourtant de ce que mes parents appelaient, il y a longtemps, le "pain-pastille". Il s'agissait, selon eux, de grosses pastilles fabriquées en usine et livrées à des gens, prétendument boulangers, qui se contentaient de les glisser dans un four électrique d'où elles ressortaient, dix minutes plus tard, sous l'apparence de flûtes, de baguettes et de boules. Ces pains sans saveur, sans consistance et sans couleur, mes parents en ont acheté et s'en sont plaint pendant des années. Quand j'ai vu que le jour de l'enterrement de mon père, on cassait la croûte (si on peut dire) avec ce pain-là, j'ai réalisé que ma mère ne pourrait plus s'en passer. Et, en effet, ma mère a continué et continue, encore aujourd'hui, d'en acheter et de s'en plaindre. Ca fait donc maintenant une éternité qu'elle en mange et qu'elle déplore une époque (je ne sais pas laquelle) où "on savait faire du pain". Mais les temps changent. Il y a, de nos jours, à Bastia, beaucoup de vrais et de bons boulangers (il y en a toujours eu), mais à Bastia comme à Paris, lorsqu'elle y vient (la ville des meilleurs boulangers du monde), il lui devient de plus en plus difficile de trouver son "pain-pastille". Alors, elle finit toujours par se retrouver devant la caisse et une vendeuse, cernée de tas depains aux mille millions de saveurs et de formes, le nez dans son porte-monnaie- Tu sais, moi, je n'aime pas avoir un kilo de ferraille dans les poches - Et pour Madame, ça sera... - en levant à peine le nez - Oh... donnez-moi ce quevous avez - C'est que nous avons beaucoup de choses, Madame - Deux baguettes, s'il vous plaît, comme ça j'en aurai une un peu rassise pour demain, je n'aime pas le pain trop frais - Au levain, Madame, au seigle, aux sept céréales, à l'ancienne... - Ah, ça y est, j'ai la monnaie, oh, une toute simple - Une tradition, Madame ? - Oui, une baguette tradition.

Quand elle n'a pas la monnaie, elle vérifie (avant de la prendre en main) celle qu'on lui rend et, à peine dehors, elle goûte un croûton et dit toujours - Ce pain, on a beau dire, il est bon, mais il est difficile à digérer.

Cependant, le"pain-pastille", ça pouvait encore évoquer quelque chose. Par exemple, des galettes de survie pour naufragés. Pour leur fadeur, bien sûr, pas pour leur richesse nutritive (si à l'ouverture de sa mallette de survie, un naufragé devait y trouver du "pain-pastille", il pourrait croire qu'il n'a pas survécu et que cette mallette est destinée aux âmes qui doivent traverser le Fleuve des morts).

Mais le pain du boulanger de mon village, on ne peut même pas dire qu'il est pire. Parce que ça reviendrait encore à le classer - fût-ce au plus bas - sur une échelle, une hiérarchie, des goûts et des saveurs. Or, c'est un pain dont on pourrait dire qu'il ne fait partie du monde des pains que par son apparence. La baguette que j'avais achetée était un assez long cylindre très léger d'environ trois doigts de diamètre, dont la surface uniformément beige était décorée d'arêtes en trompe-l'œil.

Coupée au couteau ou rompue à la main, il n'en tombait qu'une dizaine de miettes et, une fois en bouche, elle ne délivrait pas une saveur particulière mais une sensation unique: celle de téter un courant d'air vaguement farineux.

L'été, un bon boulanger vient d'un village voisin pour livrer du pain, des viennoiseries et des tartes salées à l'épicerie de mon village. Tout est délicieux. Mais en dehors des touristes et moi, très peu de gens en mangent. Un jour, j'ai voulu en parler à ma mère. Elle m'a tout de suite interrompu – Mon fils, qu'est-ce que tu vas chercher. Laisse-le un peu tranquille, cet homme.

Les après-midi d'été, il arrive souvent à "cet homme" de s'habiller en militaire et de rouler lentement dans une vieille jeep de la Légion étrangère, le long de la plage, pleine de monde. Son (très beau) chien court loin devant. Il l'appelle en criant et le siffle en klaxonnant. Bien qu'il soit de taille et de carrure moyennes, il marche en roulant un peu les mécaniques, se tient assis comme quelqu'un de très costaud et dit souvent avant de parler - Moi, je vais te dire une chose. Et ce qui saute alors aux yeux, c'est que de tous les jeunes (duvillage) dont il est souvent entouré à l'heure de l'apéritif, personne ne l'écoute.

Il parle seul, souvent complètement seul.

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