Il y a des ruines invisibles à Rome. Nul guide ne les indique. Et bien sûr aucun touriste - même les plus avertis, bardés dès l’aube de gourdes d’eau sucrée, de barres de céréales, de relevés topographiques des quartiers antiques, et dotés de visières anti-sueur et de sandales de randonnée – ne semble se soucier de leur existence. D’une certaine façon, comme on dit à France Culture (à une époque, j’éteignais France-Culture dès que quelqu’un disait - D’une certaine façon… gna gna gna… D’une certaine manière… Crac, je coupais), ces ruines invisibles (à l’œil nu), on en a parlé, on en parle, espérons qu’on en parlera encore longtemps. Mais in fine, il semblerait que personne n’en n'ait fait un relevé aussi précis que ceux qu’en font chaque jour les quotidiens romains. Nanni Moretti, ovviamente, y fait clairement allusion. C’est dans Aprile, je crois, cette scène où il téléphone aux gens de son cinéma (le Nuovo Sacher) pour leur demander combien de spectateurs sont venus voir le dernier Kiarostami (en V.O.). On lui répond (de mémoire) – Cinquante deux. Il compare alors ce chiffre avec le nombre d’entrées que font des films comme Heat (en V.I.) où De Niro et Pacino jouent un policier et un gangster qui se livrent un combat impitoyable avant de finir par se comprendre parce qu’ils sont des hommes doués après tout de raison et de sensibilité et que la limite entre le Bien et le Mal est tellement fragile… etc… etc… Donc, de ces ruines, c’est bien dans les journaux de Rome qu’on peut s’en faire une idée précise. Dans La Repubblica d’aujourd’hui, page XVIII du supplément Roma. La page Cinema (prononcer Tchinema – en accentuant la première syllabe) : 27 films (vingt sept) à voir (ou à éviter) dans… 307 salles (trois cent sept). Relire la phrase et les chiffres. 27/307. Même en l’écrivant, j’ai du mal à y croire. On l’aura compris, ces ruines-là (puisqu’il ne s’agit bien sûr pas de 27 films de Welles ou des Straub, ou même sans aller jusque là et pour manifester encore notre grand espoir envers l’Italie, de Rosselini), ce désastre-là, comme le disait Leonardo à propos de la peinture dans ces célèbres carnets – E cosa mentale. Pourtant, à bien y rêver un peu, on pourrait imaginer aussi un itinéraire « Ruines du cinéma italien ». Le soir, on regarderait des films italiens – disons de Rome, ville ouverte (1945) à Intervista (1987) (en incluant Moretti, le dernier des Sioux) et le lendemain, on irait de multiplex en multiplex, regarder les affiches (puisqu’il y a tant de films, dixit Serge Daney, circa 1990, qu’on voit en voyant l’affiche) des films projetés et parler avec les gens qui paient (cher) pour les voir. Et comme autour du Colisée, on se déguise en gladiateur et on y négocie ferme le moindre selfie, on pourrait déguiser chacun de nos guides en Mastroianni, Fellini, Magnani, Sordi, Visconti, Gassman, Pasolini… etc… et les inviter à raconter à leurs groupes des films qu’ils ont tournés. Quel cauchemar, pourrait-on dire. Oui, il y aurait de quoi en perdre aussi son sommeil. Mais pour le retrouver, il nous suffirait peut-être alors – non pas de compter des moutons, mais de se répéter en boucle, la liste des vingt-sept films d’aujourd’hui (Paddington, American sniper, Lo Hobbit… etc…) tout en risquant de se souvenir au réveil de ce qu’avait dit Roland Barthes lors de sa leçon inaugurale au Collège de France – Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger. N.C.
Billet de blog 4 janvier 2015
À Rome, des ruines invisibles
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