Hier, j'hèle un taxi place de l'Opéra. - Place de Clichy, s'il vous plaît.- C'est où ?
Pour les non Parisiens: c'est quasiment comme si, sur les Champs-Élysées, un taxi vous demandait où se trouve la Place de l'Étoile. Passée la déflagration, je m'assure rapidement que l'homme n'est ni drogué, ni ivre, ni sonné par je ne sais quoi, je lui demande si ça va, quel jour nous sommes, il le sait, quel est le gros bâtiment, là devant nous, avec écrit Académie de Musique au dessus des colonnes, il le sait aussi. Bon, eh bien, je vais vous indiquer le chemin.Trois minutes plus tard, nous y sommes et trois minutes, c'est court pour parler des mille questions qui se bousculaient dans ma tête. Les six euros, minimum à régler pour ce genre de courses, me ramollissent les guiboles et je commence à me traîner vers chez moi en me raccrochant au souvenir d'une époque (récente) où les chauffeurs de taxis connaissaient Paris. Époque où l'on n'avait pas non plus l'impression de faire du stop quand on leur faisait signe.- Vous allez où ? - Porte de Versailles. - C'est pas ma direction ! Vroom, vrooom !
À propos d'opéra, je décide de m'en offrir un pour me remonter le moral. Ça tombe bien, ma boulangère préférée est rentrée de l'Île Maurice et m'assure qu'elle se porte merveilleusement bien. Elle n'est pas belle, mais comme elle me sourit franchement depuis le jour où son mari - pâtissier exceptionnel - avait voulu chasser un mendiant de son pas de porte et que j'avais dû me faire passer pour un avocat et appeler la police pour qu'il se calme, elle m'est très sympathique et je la trouve jolie. Quatre euros et vingt centimes, l'opéra ! Mais enfin, pour un anti-dépresseur censé réjouir un ténor du barreau comme moi, contenons notre trouble.
Je m'en remontais donc vers mon trois pièces-cuisine, en proie à de faibles fureurs abstraites, lorsque - Miracle !- m'apparut Esther, mon ancienne voyagiste. Elle m'en a fait voir des villes et des pays, Esther. Avec Esther, j'étais un prince. Une envie de voyage, de découvrir une ville... je lui parlais de mes rêves (et de mes modestes moyens) et ses beaux yeux verts se mettaient à scruter écrans, catalogues et guides savants. Ses longues mains dorées dansaient sur des claviers et, à la fois souriante et concentrée, elle me glissait dans un clin d'oeil complice de repasser le soir-même. Aller chez Esther, c'était déjà voyager. Et quand elle avait trouvé ce qu'il me fallait, elle semblait toujours me l'offrir. Comment va-t-elle ? Elle a quitté le métier. Les gens vont sur Internet, ils ont de moins en moins besoin de nous, me dit-elle. Penaud, je pense à mes dizaines d'heures passées devant mon écran à chercher je ne sais trop quoi d'ailleurs. On se rappelle quelques-unes de nos impressions au sujet de tel ou tel voyage, un peu comme si nous les avions fait ensemble et, au moment de se quitter, elle me demande des nouvelles de mon fils et moi d'elle.
- Oh moi... me souffle-t-elle en riant et en reprenant son vol.
Mon opéra en main, je repris mon chemin et en finissais avec mes folles aventures de ce vendredi en songeant que "… Le roi aima Esther… mieux que toutes les femmes… et elle trouva faveur et protection devant lui… mieux que toutes les vierges… et il mit une couronne royale sur sa tête… et la fit reine… Et le roi tendit à Esther… le sceptre d'or… qui était dans sa main… et Esther s'approcha… et toucha… la tête du sceptre".