À Paris, depuis disons trois ans, les accrochages se multiplient. J'en vois presque tous les jours, on m'en rapporte chaque semaine.
L'autre jour, à la Bibliothèque de la Mairie du 17è, une abonnée réclamait à grands cris une remise d'amende. Ses retards accumulés de restitution de livres lui occasionnaient donc une amende de douze euros. Hurlements, menaces, insultes. Je suggérai à notre furie du jour qu'il était compréhensible d'oublier de rendre deux bons livres - en l'occurrence, deux titres de Virginia Woolf - mais qu'il n'y avait cependant pas de quoi se mettre dans un tel état pour cette distraction (et pour une amende au montant relativement modeste, vu la tenue de la dame). Je tentai même une anecdote sur l'un des deux livres - Mrs Dalloway: Il y a quelques années, Dominique Noguez l'a recopié en le situant à Paris - Madame Beauchemin par Virginie Leloup - l'a envoyé aux trente éditeurs français les plus connus. Refusé partout -"Je ne vois pas le rapport, Monsieur". J'aurais mieux fait de me taire. Bref, le coeur du cyclone s'étant éloigné, l'employée de la Bibliothèque, entourée de ses collègues se remettait doucement en affirmant aux visiteurs du jour que, maintenant, ce genre de situations c'est tout le temps - "On se fait tout le temps engueuler, on ne peut plus travailler comme ça, ce n'est plus possible, les gens vous sautent dessus pour un oui ou pour un non". Je fais un peu le malin, mais il y a deux mois, c'est tombé sur moi. J'engage un pied sur un passage protégé avenue Kléber avec feu vert pour les autos.
Jaillit de j'ne sais où un gendarme à moto -VOUS AVEZ PAS VU LE FEU !!!
Me prend une espèce de pulsion de violence irrépressible - JE L'AI VU ET VOUS ME PARLEZ AUTREMENT, OK !!!
- JE VOUS PARLE COMME JE VEUX !!!
- JE SUIS PAS UN DÉBILE !!! VOUS ME PARLEZ AUTREMENT !!!
- VOUS ALLEZ DÉGAGER OU VOUS AUREZ DE MES NOUVELLES !!!
- C'EST VOUS QUI ALLEZ DÉGAGER SI VOUS NE ME PARLEZ PAS AUTREMENT !!!
- CA VA, CA VA, VOUS AVEZ DE LA CHANCE, J'AI AUTRE CHOSE À FAIRE.
Et vroom, il s'arrache. Ouf ("Ouf", c'est l'anagramme de fou).
Dans le métro, alors là dans le métro, il y aurait de quoi faire. Une chronique quotidienne des accrochages nous enseignerait peut-être assez bien ce que nous sommes (et où nous en sommes). En même temps, vu l'ambiance d'enterrement qui y règne - tout le monde habillé de sombre, regards au sol, airs d'accablement, attentions rivées sur des écrans bébé... - ça reste quand même raisonnable. Deux, trois engueulades par jour, sans plus. Mais on s'est bien sûr toujours engueulé à Paris. En Corse, par exemple, comme la violence - voire la violence armée - conditionne les rapports sociaux, on s'engueule rarement dans l'espace public. Mais à Paris, c'est presque un cliché. Alors, finalement, ce que je remarque, c'est qu'il y en a vraiment de plus en plus et, pour en revenir à Virginia Woolf (et lui donner le mot de la fin), je me souviens que dans son livre La chambre de Jacob, un personnage se rappelle des conversations entre les gens avant la Première Guerre. Nous sommes après cette guerre, le personnage écoute des gens parler, discuter et, parfois, se disputer. Il remarque que les gens emploient les mêmes mots qu'avant guerre, les mêmes phrases, les mêmes façons de dire, mais que leurs voix ont perdu toute musicalité.