Des bandes d'adolescents et de jeunes que nous formions à Bastia il y a trente, trente-cinq ans, pas mal sont morts depuis longtemps. Overdoses, suicides, accidents de la route, sida, braquages, réglements de comptes, fatigue. Les flammes de la Corse d'hier et d'aujourd'hui. Celles et ceux d'entre nous qui ont traversé ces flammes sans en mourir vivent plutôt comme ils le peuvent. Mais sans avoir perdu (je crois) le souvenir des rêves que nous avions et dont beaucoup, beaucoup, beaucoup, n'ont pas été réalisés et ne se réaliseront jamais. Mais enfin, on s'en souvient et on peut dire que c'est déjà bien. Adolescent, Eugène rêvait d'une société communiste, tendance (à vérifier) IIIè ou IVè Internationale. Tendance "peine à jouir". Pour nos premières vacances sans nos parents, en 1979, à Bex, Canton de Vaud (Suisse), nous étions cinq. Eugène, Antoine Mattei, Françis Pabba et Nicole Viard et moi qui avions découvert que nous étions à deux pas de Montreux en plein festival de jazz et à une semaine d'un concert fabuleux: Carlos Santana, John Mac Laughlin et le Mahavishnu Orchestra. Seulement voilà, nous avions fait bourse commune. Et une fois mis dans un pot commun nos quatre francs six sous, il ne nous restait pas grand-chose pour les extras. Restait donc à savoir - quand Nicole et moi avions posé la question - si le concert serait ou non un extra. Les débats ont duré une semaine, jour et nuit . Antoine et Francis ont douté. Eugène, pas une seconde. Et pendant des heures et des heures, il n'a rien lâché. Et son argumentation, c'était du lourd, du très lourd, en gros - Comment former des communistes en une semaine. Tout y est passé. La Russie au 19è, l'histoire des quatre Internationales, l'échec du Stalinisme, la psychologie de Mao, la dictature du prolétariat, la révolution agricole cubaine, la menace nucléaire, les hauts et les bas du P.C.F., la force du P.C.I... etc.. etc... Bref, au bout de deux, trois jours, on lui avait dit, C'est bon Eugène, on n'ira pas. Mais notre proposition l'avait tellement bouleversé qu'il n'arrivait plus à s'arrêter. La dernière fois que j'ai vu Eugène, c'était en 2007 à Bastia, avant le premier tour des Présidentielles. Il faisait campagne pour Olivier Besancenot. Un type lui prenait la tête là-dessus. Il lui rendait coup pour coup, à la fois sérieux et rieur, mais enragé, toujours enragé. Et puis les fous rires quand on savait le prendre. Son rire de communiste finalement défroqué. Eugène, je ne le voyais presque plus depuis longtemps mais à chaque fois, deux trois mots, une allusion, un regard et on rigolait. Faut dire qu'on ne sortait pas de la cuisse de Jupiter et qu'il ne nous en fallait pas beaucoup dans notre monde d'alors - Le lumpenprolétariat des Sixties et des Seventies à Bastia, c'était en permanence du Fellini mais en vrai. C'était à la fois du Fellini période néo-réaliste et période hyper-délirante. L'abberration totale vingt quatre heures sur vingt quatre. L'art de la comédie mais dans la rue. Bon, Eugène, que dire ? De toutes celles et ceux qui sont encore là, qui ont atteint les cinquantièmes rugissants, tu es le premier à changer de cap. Nous, on ne t'oubliera pas. Après, je ne sais pas, je ne peux pas te garantir. On fera de notre mieux pour perpétuer la légende. On dira de toi, Eugène Bettini, que tu es un peu comme Marx aujourd'hui dans notre monde - on ne peut pas vraiment s'en passer. Donc, tu n'avais pas tout à fait tort. Mais enfin, si tu le vois ces jours-ci, mettez quelques bouteilles de côté pour nous au cas où ces cons de curés n'auraient pas, eux n'ont plus, tout à fait tort.
Billet de blog 7 janvier 2012
Eugène Bettini est mort
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