Rome, Piazza Farnese, devant l’ambassade de France, 7 janvier 2015, 19h. C’est le massacre commis aujourd’hui à Paris chez Charlie-Hebdo qui nous rassemble sur cette place mal éclairée au pied de cette façade de Haute-Renaissance et il pleut. Nous sommes quelques dizaines. Très peu de gens seuls, couples, groupes, journalistes, caméras, appareils photos et micros qui se tendent vers des hommes cravatés (dont certains portent des kippas). À de rares exceptions près, tout le monde parle de choses et d’autres, on entend même des « Bonne année ». Une femme porte une bougie, une autre en a déposé une au sol devant la porte principale du Palais. Des policiers plaisantent entre eux, d’autres se taisent, scrutent notre petite assemblée, dévisagent quelques-uns d’entre nous. J’aurais personnellement eu besoin d’un peu de chaleur. Que quelque chose se passe. Je me souviens de Patricia Tourancheau, l’envoyée spéciale de Libération au procès Fourniret à Charleville-Mézières. Un jour, elle s’était mise à nous raconter ce qu’elle faisait après les journées d’audience passées à entendre les mille détails des meurtres d’un serial killer. Elle retrouvait des collègues dans des bars et ils buvaient. Ils avaient besoin d’être ensemble, de boire et de parler pendant des heures. Dans son livre L’adversaire, Emmanuel Carrère a raconté aussi que dans les mois qui avaient suivi le massacre de la famille Roman, les gens du village où vivait cette famille s’étaient rassemblés souvent le soir, la nuit pour veiller, certains s’étaient même mis ou remis à fumer. Ce soir, je ne sais franchement pas quoi faire sur cette place. Chaque fois que quelqu’un semble accaparer l’attention d’un groupe, d’une caméra, d’un appareil photo, je m’en approche. Ici, des mots solennels et des tons graves, et là, un grand échalas chauve (la soixantaine détendue), qui brandit Je suis Charlie devant les drapeaux français et européen en berne, est mitraillé de flashes. On lui demande qui il est. Il répond – Personne en particulier. Je suis un citoyen Lambda. Et quand on lui demande ce qu’il pense, il ajoute – Je pense qu’on a le droit de ne pas être d’accord avec Charlie mais on n’a pas pour autant le droit de tuer. La démocratie, c’est ça. On va aller loin avec ça. On se rue maintenant vers un autre Je suis Charlie épinglé dans le dos d’un autre homme. À vouloir qu’il se passe quelque chose, je me demande si je ne suis pas un peu con, si je n’ai pas des pensées un peu tordues et des sentiments un peu complaisants. Les conversations sont de plus en plus ouvertes (on parle vraiment de tout) et les gens ont vraiment l’air à l’aise. C’est un peu comme dans beaucoup d’enterrements non religieux. Personne n’y a bien sûr eu le temps d’inventer en un jour ou deux quelque chose – une cérémonie, un rite, un acte… - propre à se confronter à la mort d’un proche (l’humanité y a mis du temps, par exemple). Alors, on est là, plus ou moins bouleversés. On lit des bafouilles, des poèmes, on écoute des chansons et si on commence à se dire qu’il ou elle aimait bien la vie, on se met à blaguer et on finit toujours par se retrouver seul en ville ou chez soi, les bras ballants. Comme quoi, un bon curé, un rabbin ou un imam, si tant est qu’on soit en plus copain avec, ça peut sortir des clous de leur savoir faire et nous disposer à aborder la chose de façon un peu plus complexe. Bon alors, retour à la casa et télé, non connectée, donc peu de chaînes. Une seule en mode « Soirée spéciale ».TG7. Un journaliste - trois invités, des duplex – qui affirme que « la prise de parole la plus attendue en France est celle de Marine Le Pen dont le parti est arrivé largement en tête lors des dernières élections européennes contrairement à chez nous (sourire entendu) ». On écoute donc la voix italienne qui nous dit ce que dit MLP. Retour plateau. « Ce sont les mots que les Français attendent ». Un néo-fasciste de la Ligue Lombarde (donc un fasciste) soutient qu’il s’agit d’avoir maintenant « les idées claires et de les formuler clairement (souvenir de Proust qui écrivait que « quand on déplore que quelqu’un n’ait pas les idées claires, on déplore en fait qu’il ne les ait pas au même degré de confusion que les nôtres ») et qu’il faut sur le plan culturel se positionner fermement, qu’on ne peut plus s’auto-censurer tout le temps sous prétexte que ça va heurter les musulmans, que nous avons des valeurs… etc… ». Sur le plateau, une jeune femme parle autrement, estime que « un État responsable doit aborder ces problèmes d’un strict point de vue légal et réfléchir calmement… etc… ». Le fasciste se met à crier, les yeux hors-de-tête… etc… Nausée. J’éteins la télé, ouvre le livre d’un écrivain romain (bien) vivant, Marco Lodoli, qui nous rappelle qu’au flanc d’une de ces belles collines d’oliviers, de pins et de cyprès de Rome, tout au bout d’une ruelle très banale – via dei Casali di Santo Spirito - se trouve le cimetière militaire français de Rome – où sont enterrés des milliers de jeunes soldats français tués lors de la Campagne d’Italie (1943-1944). Et on peut y constater qu’un très grand nombre d’entre eux s’appelaient Mohamed, Omar, Ahmed… et qu’ils reposent ici « sous le croissant de l’Islam gravé dans la pierre ». Des centaines et des centaines de jeunes fantassins maghrébins qui combattaient avec nos ancêtres et qui sont morts pour notre liberté.
Billet de blog 8 janvier 2015
De Rome, le massacre de Paris et les musulmans morts pour la France
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