Je n'ai jamais compris l'intérêt porté aux géraniums. Mon ouverture d'esprit, mon intelligence et ma sensibilité me permettent de concevoir l'attirance de l'homme pour toutes sortes de plantes et de fleurs, et même celle pour les cactus. Mais dans ce domaine des relations entre l'humain et le végétal, rien ne m'est plus insolite que celle qui se lie entre un individu et un géranium. Dans le géranium, tout est disgrâce. Le mot. Géra-nium. Dans géra, j'entends toujours gériatre - médecin qui se consacre aux maladies des personnes âgées. Et bien que l'époque où j'étudiais le Grec ancien dans l'ombre du Parthénon soit lointaine, je crois me souvenir que gerôn signifie vieillard. Les géraniums ont toujours l'air vieux. Même en pousses. Vous en mettez une en terre avec deux gouttes d'eau. Vous croyez qu'elle va s'élancer vers les nuages, qu'elle va faire sa jacinthe ou sa jonquille ? Pas du tout. Elle va se rabougrir. L'élan naturel du géranium, c'est de se rabougrir. Oui, je sais, il y a sans doute quelque part un helléniste qui va bondir et me rappeler que géranium vient du Grec geranos qui signifie grue, à cause de la forme de son fruit qui évoque un bec de grue. De toute façon, les hellénistes, comme les jardiniers, m'insupportent, ils ont réponse à tout. Quant à la seconde partie du mot, -nium, ça sent tout de suite le non comestible ou la voix enrhumée qui commande des nems à une serveuse aux yeux vaguement bridés et aux cheveux gras dans le seul restaurant vaguement chinois ouvert le dimanche soir sur la route de Lorient. Je boudrais des niums. Enfin, tout ça, c'est ce que je me disais jusqu'à hier matin, jour de repos (et ensoleillé), où je vis, sur le coup de dix heures, ma voisine d'en face soigner et arroser ses... géraniums. Peignoir blanc, beaux cheveux gris, lunettes à monture rouge, petit sécateur vert en main et sa concentration portée toute entière vers une sorte de buisson bébé en pot, elle taillait, effeuillait, recueillait, binait, en scrutant attentivement et je dirais même, scientifiquement, l'objet de mes plus anciennes interrogations et détresses (oui, détresses, car j'ai été soumis dès l'enfance à l'arrachage des mauvaises herbes sous des parterres de géraniums, mais passons). Ce géranium, ainsi regardé, couvé, soigné, caressé par ses petites piques de sécateur et déshabillé de ses pétales d'hiver par de jolies mains expertes, m'est alors apparu comme quelque chose de si difficile à définir qu'hasarder la moindre métaphore aurait pour conséquence de rabougrir la rêverie qui me prenait et dont je ne soupçonnais alors pas ce qui allait la conduire au seuil d'une extase toute personnelle et solitaire. Vint le moment de l'arrosage. Ma voisine se pencha derrière le pot, vers son intérieur, le haut de son peignoir s'entrouvrit - C'EST PAS LÀ ! C'EST PAS LÀ ! - se releva, me réapparut avec un... arrosoir - un arrosoir rouge à long bec - et entreprit donc d'arroser son géranium. Mais du long bec rouge, deux gouttes gouttèrent, pas plus. Regard par le haut vers le dedans, geste sec pour vérifier que l'eau est là, elle y est, regard par le haut du bec, sourire - c'est là qu'ça bouche - et hop, bec à la bou...
Billet de blog 8 février 2011
Dimanche 6 février, Les géraniums de ma voisine
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