Ma rue est pleine de Russes. Pas tous les jours, mais souvent. Ce matin, quatre armoires à glace aux yeux clairs et aux pommettes saillantes transportaient en s'encourageant à grands cris une énorme scie circulaire. Dans le Bâtiment, ça grouille. À deux ou trois reprises, ces derniers temps, j'ai dû me rendre dans des appartements voisins d'ou s'échappaient des bruits d'usine pour demander des renseignements sur la durée et la nature des travaux. Encore des Russes. Pour la plupart incapables de me répondre car ne parlant pas encore bien le français. Ils me donnaient en revanche tout de suite le numéro de téléphone des propriétaires qui avaient alors l'air tout étonné d'entendre mes questions. Ça, c'est nouveau, je crois. Des gens achètent un appartement. Ils y font faire des travaux. Parfois de gros travaux, mais sans prévenir le voisinage. Ou plutôt, comme si le voisinage n'existait pas. Vous êtes réveillé à huit heures du matin le dimanche (les maçons russes travaillent le dimanche. Ils en veulent) par une cloison que l'on abat au-dessus de votre tête. Vous grimpez à l'étage ventre à terre. Encore des Russes ! Vous appelez vos futurs voisins. Ils sont à la campagne et "en profitent pour faire avancer les travaux". Un jour, au 32, rue des Archives à Paris, j'ai vu un mot dans l'entrée: "Chers voisins, Nous venons d'emménager au 3è étage de l'escalier A et nous devons y réaliser des travaux pendant une durée qui n'excédera pas 4 à 5 semaines. Nous vous prions de nous excuser par avance pour les nuisances que nous risquons de vous occasionner. N'hésitez pas à nous appeler au 06...". Ce mot, c'est comme un beau poème un peu bête. Je ne l'oublierai jamais. Bref, j'entre donc en contact avec mes voisins et je leur dis (après avoir obtenu des réponses à mes questions), pour les taquiner un peu, que dans un immeuble, il y a souvent des gens. Et des gens qui n'ont, ni tous le même âge, ni tous les mêmes activités (car, ici, aux Batignolles, les gens qui achètent ont tous le même âge - 30/50 - et le même type d'activités - profession, loisirs...). Il y a par exemple des gens qui, comme moi, bossent souvent chez eux. Il y a des vieux (de moins en moins, mais quand même) et il y a des bébés. Et voir alors mes voisins découvrir tout ce petit monde derrière leurs cloisons, sous leurs parquets et sur leurs plafonds est un de mes plaisirs préférés.
Mais les Russes.
Plus loin (ma rue est longue), c'est la nouvelle (et très jolie) secrétaire de ma dentiste qui file à toute vitesse vers son cabinet.
Je suis longtemps des yeux son léger déhanchement qui me fait penser à celui de John Wayne (mouvement qui serait dû, selon l'état des recherches les plus récentes, à la forme si particulière de son bassin).
Plus loin encore (ma rue est très longue), deux mémés russes ! Je n'en avais jamais vues ici. C'est un scoop ! Les vieilles russes habillées en vieilles russes qui parlent fort (en russe) devant chez elles, j'en ai vu à Brooklyn, quartier de Brighton Beach, dit Little Odessa. D'abord, des jeunes hommes costauds, puis des belles filles, et ensuite des grand-mères. Pas de doutes, le mur est tombé. Ils ont juste été un peu lents à changer de régime (soixante-dix ans) mais maintenant, ils vont vite.
Mais alors, la preuve énorme que le mur est tombé, que ça va vite et que the times, they are changing, c'est qu'il y en a aussi en... Corse.
En novembre dernier, on m'en a signalé deux à Ajaccio. Assis à la terrasse d'un café face à la mer, près du Casino Municipal. À Ajaccio, on dit (ce n'est un secret pour personne) que les Russes (et pas les nouveaux poètes) commencent à s'implanter dans le sud (Bonifacio, Porto-Vecchio). On le dit, mais ça reste un peu mystérieux. Un peu lointain (Bonifacio, c'est deux heures de route). Mais le comportement des deux face à la mer a levé un instant le mystère. Le plus petit faisait un peu moins de deux mètres. Le plus grand le dépassait d'une tête. Des bras comme des cuisses. Lunettes noires. Jean et tee-shirt moulants, baskets, montres et croix orthodoxe en or, tatouages. Voilà pour l'allure. Les gestes et les mots ? Voix ostensiblement fortes, quolibets en russe au serveur, regards lourds sur les filles et le bar dont l'atmosphère s'est vite chargée d'une tension palpable. Il y a cependant eu un début de dialogue. Au moment de payer leurs deux cafés, le serveur n'avait pas de monnaie à leur rendre sur des billets de 100 et 500 euros.
À suivre ?