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Billet de blog 10 juin 2013

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En Corse, Les Apaches ou l'expérience d'un meurtre

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En Corse, on tue. De plus en plus ces derniers temps. On dit qu'il en a toujours été ainsi, que nous vivons actuellement dans "la zone la plus criminogène d'Europe" et que selon toute vraisemblance, il n'y aucune raison pour que ça se calme. Ce qui a été est ce qui sera comme le disent les Paroles du Sage dans l'Ancien Testament.

La violence en Corse, on en parle souvent. La société corse est pourtant une société véritablement non-violente. On ne s'y fait violence que très rarement. Le consensus règne: en dire le moins possible, ne pas nommer, ne pas critiquer. La Corse (280 000 habitants) tient à la fois du gros village et - au regard de son développement urbain et péri-urbain anarchique et de la désertification de ses zones rurales - de la grande banlieue. Et un village, comme le disait Serge Daney, ça a besoin de griots, de conteurs et pas de critiques. Conséquence: des abcès se forment - dans les relations familiales, amoureuses, amicales, professionnelles... - et explosent régulièrement en des accès de brutalité ou se transforment en conduites suicidaires. De mes amis d'adolescence à Bastia dans les années '70, beaucoup sont morts - suicides, overdoses, accidents de la route, délinquance, sida... - beaucoup sont restés sur le carreau - prison, dépression, alcoolisme, drogue. Les décennies suivantes ont vu arriver l'héroïne, l'ecstasy, la coke. Aujourd'hui, des gens qui avaient toujours travaillé la nuit jettent l'éponge: "Les jeunes, avec cette putain de coke, on ne peut plus rien leur dire". 

Les meurtres, on en parle souvent aussi. Enfin, dire qu'on en parle, c'est une façon de parler. Neuf fois sur dix, on entend que si "il (ou elle) a été tué, c'est qu'il (ou elle) avait dû faire quelque chose". Ce qui est le point de vue du tueur. Une très large partie de la population l'a intégré.

Et le meurtre - il n'est  peut-être alors pas étonnant que jamais personne n'ait cherché à en "parler" comme vient de le faire Thierry de Peretti avec son film Les Apaches (Quinzaine des réalisateurs 2013). En "parler" entre guillemets car, justement, il n'en parle pas de façon générale et abstraite. Il nous montre - il filme - comment trois adolescents sont amenés à en tuer un quatrième aujourd'hui à Porto-Vecchio (Corse du Sud). Lors d'une nuit de cuite, tous les quatre s'introduisent dans une villa de luxe et y dérobent, entre autres choses de peu de valeur, un fusil de collection. Le terrain et la villa ayant été vendus au préalable à de riches vacanciers par la mafia locale, c'est donc tout "logiquement" des mafieux qui vont se charger de récupérer les biens. Le promoteur rassure les propriétaires: "Allez vous baigner, détendez-vous... quand je vous ai vendu le terrain, je vous l'avais dit, avec moi, pas de soucis, je m'occupe de tout...". (exit la police, bien sûr - M. le Maudit n'est pas loin). On dérange des sous-fifres à la plage. Descente dans les quartiers arabes. Le jardinier et la femme de ménage de la villa sont marocains (ou d'origine marocaine). Leur fils était de la virée. Il parle. Retour des choses futiles mais pas du fusil. Aperçu à 30 000 € sur le Net par un des adolescents: 30 000 € ! Pour un jeune homme de Porto-Vecchio (station balnéaire à la mode, haut-lieu du tourisme à la fois de masse et de luxe) qui n'a même pas de quoi payer un "resto à sa copine ou l'abonnement à son portable", c'est un trésor. Mais la peur est là. L'épouvante. Et si le fils du jardinier qui a déjà balancé et rendu une chaîne hi-fi et des DVD venait à balancer pour le fusil, qu'est ce qu'il pourrait se passer ? Là est la question qui ne suscitera donc pas la moindre interrogation de la part des personnages mais tout une série d'actions dont le meurtre de leur ami sera l'ultime conséquence. Cette série d'actions - un processus  par lequel un homme est amené à en tuer un autre aujourd'hui en Corse, jamais personne ne l'avait décrit comme le fait Thierry de Peretti. Cette description précise, clinique - sans commentaire et sans explication - et magistrale, non seulement personne ne l'avait encore fait mais personne ne semblait même avoir cherché à le faire. 

Des jeunes comme ceux que l'on voit dans le film - tous des acteurs amateurs admirables de vérité qui ont travaillé pendant près de deux ans avec Thierry -  des jeunes si loin de tout, des avertis (Maeterlinck) qui "savent" qu'ils ne vivront pas vieux, nous en avons tous connu, nous en avons été, nous en connaissons. Rien n'existe pour les sauver. Pas de père - pas de "re-père" (Lacan) - mère à bout, mafieux et sous-mafieux complètement fous. Le film comme un bout de miroir d'une société à la dérive. Cette société, avec ce film, on ne la verra jamais plus comme avant. En le voyant, on a beau penser aux très grands (Pasolini, Pialat, Eustache, Cassavettes), il faudrait avoir ça bien à l'esprit: il ne s'agit pas d'une énième variation "sur" un sujet donné. Même s'il est fort probable que les spécialistes du Cinéma se (com)plairont à en parler ainsi. La leçon de cinéma - poétique et politique - de Thierry de Peretti est définitive. Grâce à lui et à notre effort nécessaire d'aller voir ailleurs comment ça se passe, on découvrira que les réalités qui ont engendré son film sont métaphoriques d'autres réalités et que la Corse fait bien partie du monde d'aujourd'hui. Un monde dont la compréhension dépend aussi d'une bande de jeunes de Corse rassemblée autour d'un autre, juste un peu moins jeune, qui nous parlent de nous et de nos amis morts, ICI ET MAINTENANT.

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