Dernièrement, j'ai vu jouer un acteur qui déclenche tout à la fois du rire, de la joie, des larmes et des cris. Il s'appelle Christian Hecq et tient le rôle de Bouzin dans Un fil à la patte de Feydeau - mise en scène de Jérôme Deschamps à la Comédie Française. J'ai toujours entendu dire, depuis que je m'occupe de théâtre (25 ans), qu'il y a une pertinence à travailler les grands auteurs du théâtre de boulevard du 19é - soit essentiellement Feydeau, Labiche, Courteline. Que ces auteurs nous montrent "dans toute sa cruauté, le fonctionnement de la société bourgeoise de l'époque et, par conséquent, de là où nous venons". Mais je n'en avais encore jamais vu la preuve en acte. Juste des exercices de style plus ou moins brillants, enrobés de discours de gauche, propres à séduire des professeurs de français et à monter une bonne production promise à une longue tournée. Je n'avais donc encore jamais vu, dans une mise en scène de vaudeville, des corps hors d'eux. Des gens "devenir" fous. Littéralement. Perdre tous leurs repères. D'espace, de temps, de langage, donc de rythme. Et cela à partir de "situations" a priori dérisoires. Mentir à sa fiancée, à sa maîtresse, à son mari et ainsi de suite. Christian Hecq nous montre quelqu'un devenir fou. Il faut bien sûr, à un acteur exceptionnel, une mise en scène et une troupe exceptionnelles. C'est le cas. L'inventivité, la virtuosité, la maîtrise et la faculté de (faire) jouer ensemble de Jérôme Deschamps et des acteurs sont, ici, impressionnantes. Observer, par exemple, la précision des entrées, des sorties, des itinéraires, du rapport à l'espace, aux choses, au public est une réjouissance à la fois intellectuelle (on se souvient qu'il s'agit là de conventions historiques) et émotionnelle (le cyclone scénique né de cette convention). Les acteurs créent, en effet, un cyclone dont Christian Hecq serait le coeur. On le regarde et on ne peut jamais pressentir, deviner, ce qu'il va faire dans la seconde suivante. Un geste vous éblouit, le suivant est déjà passé, vous vous accrochez à celui qui vient, mais un autre l'a déjà chassé et poussé le corps qui joue et ceux qui l'entourent au bord du vide. Tout ce qu'il fait naître sous vos yeux se défait aussitôt, se transforme, réapparaît, s'efface et vous rappelle quelque chose - mais quoi ? La question est là. À longueur d'années (scolaires), nos scènes sont occupées par des spectacles qui ne me rappellent rien (et qui ont souvent du succès). Mais que nous rappelle les grands acteurs, les grands spectacles, les grandes oeuvres ?
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