Antoine Vitez disait que Michel Cournot pouvait écrire la critique d’un spectacle à partir d’un seul de ses détails. Et il citait pour exemple un des ses plus beaux écrits sur la mise en scène d’une pièce de Racine construit autour de la coiffure d’une comédienne ou d’un objet minuscule et comme mis en scène pour lui seul. Parfois les détails chers à Cournot - comme celui qui, hier au Teatro Argentina, me rappelle ce matin ces deux grands disparus - se trouvaient hors-scène. On y jouait Go down Moses, de et mis en scène par Roméo Castellucci. En novembre à Paris, on se battait pour le voir. Ici, à Rome, on choisissait tranquillement son jour et son fauteuil. Donc hier pour moi, et au premier balcon, où ce détail m’a capté et conduit, non vers ce spectacle sans autre intérêt que le gelato qu’on mange à la sortie où le verre de Frascati qu’on boit pour se consoler, mais vers – à la façon de la fameuse madeleine ou du pavé mal équarri – la très vieille dame qui vendait du nougat dans la gare de Montélimar il y a une quarantaine d’années. Je la revois tirer derrière elle son chariot plein de nougat en criant – Nougat de Montélimar ! Nougat de Montélimar ! – le long de trains qui nous emmenaient en colonie de vacances. Et je me demande encore aujourd’hui pourquoi elle le tirait au lieu de le pousser car, chaque été, un des plus grands plaisirs de notre enfance était de se pencher au maximum par dessus les vitres du train, les pieds tenus par d’autres à l’intérieur, pour lui voler ses barres caoutchouteuses qui remplissaient davantage nos dents creuses que nos estomacs. Sur les accoudoirs du premier balcon du Teatro Argentina de Rome sont donc apposées les fameuses recommandations que l’on pouvait lire en quatre langues dans les trains de France autrefois: - Pericoloso Sporgersi / Dangereux de se pencher. Transposée en V.F. à l’époque en – Il est interdit de se pencher. Ce qui devait en dire long pour nous plus tard, petits malins chevelus et mal rasés, et on the road vers les paradis artificiels. Dès lors bien sûr, entre l’image scénique et l’image mentale, le combat était inégal. Les trains de mon enfance et de mon adolescence filaient à toute allure dans mon esprit tandis que sur scène, les silhouettes boursoufflées qui flottaient sans grâce ne risquaient pas de m’inciter à me pencher au dessus du vide et des courants d’air qu’elles brassaient. Une heure plus tard, nous étions dehors et, de réels pavés mal équarris en réels pavés mal équarris, j’ai fini par me souvenir que moi, mon idole, c’est John Wayne.
Billet de blog 15 janvier 2015
Pavés mal équarris de Rome
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