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Billet de blog 16 mars 2011

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Samedi 12 mars, Thank you, Virginia Woolf

Vous êtes un homme, vous avez cinquante ans. Tout n'est peut-être pas fini. Vous y croyez encore. Mais voilà, vous avez pour mission de livrer un décor de spectacle dans un théâtre de Corté, capitale historique de la Corse coincée dans l'ombre de montagnes qui l'ont vue naître et qui la verront mourir. Corté, neuf mois d'hiver, trois mois d'enfer.

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Vous êtes un homme, vous avez cinquante ans. Tout n'est peut-être pas fini. Vous y croyez encore. Mais voilà, vous avez pour mission de livrer un décor de spectacle dans un théâtre de Corté, capitale historique de la Corse coincée dans l'ombre de montagnes qui l'ont vue naître et qui la verront mourir. Corté, neuf mois d'hiver, trois mois d'enfer. Vous y entrez au volant d'un camion un jour de mars, il pleut. Rues désertes, chiens errants. Votre contact au théâtre, injoignable durant plus d'un mois, est souffrant et alité, définitivement hors d'atteinte. Son contact numéro un vous a mis en relation avec une femme "sympa" et que vous présumez fiable. Elle vous attend au sommet d'une impasse glissante qui sent le mazout. Son dernier message fait état d'une cave où déposer votre cargaison. Aussitôt à bord, elle vous dit, Non, ma cave est humide. Mais elle vous présente un de ses contacts dont vous n'avez jamais entendu parler - une amie elle aussi "sympa" et qui peut vous dépanner.Vous en doutez mais tenez bon. En effet, la seconde cave n'est plus sous son contrôle depuis cette nuit. La serrure en a été forcée, un cadenas la remplace, vous émettez un son vaguement chaleureux (ah, la tristesse des brunes) elle appelle sa mère. On vous offre un café dans un bar mal éclairé. Chants polyphoniques à fond. Au pastis, des chasseurs poilus jusqu'au bout des ongles. À votre entrée, aucun n'a tourné la tête vers vous. Soudain vous vous souvenez que vous auriez pu faire autre chose de votre vie. Surfer en Australie, percer des calottes polaires et plonger sous la banquise, élever des bisons, les castrer avec vos dents (pour aller plus vite), enfiler des gants de boxe et casser le nez d'Hemingway entre deux mojitos, remonter le fleuve Congo en dos crawlé en chantant Singing in the rain, vous vous êtes vu mille fois vous lavant les cheveux dans la pisse de lama et même une fois, vous avez chanté L'Internationale au sommet de l'Empire State Building (prends ça Obama). Vous pensiez avoir tout prévu pour mener à bien votre mission, tout anticipé, tout organisé selon une logique (rationnelle) dont vos contacts ne semblent même pas soupçonner l'existence, mais vous êtes à Corté l'hiver et il pleut. Un conciliabule s'engage entre un chauve édenté et votre contact numéro deux tandis que vous buvez cul sec une espèce de jus de radis (prends ça Jacques Vabre). Et en quelques secondes à peine, l'incroyable dénouement. Sans vous regarder, le chauve vous propose de déposer votre décor dans... son bar. Soudain absent à vous-même, vous soufflez - Oui, pourquoi pas, c'est très aimable à vous. Votre ultime pensée vous indique qu'à Paris, vos amis ne vous croiront pas, le buste de votre fiancée forme votre dernière vision et vous basculez dans une autre perception du réel. Oui, après tout pourquoi pas. Vos pas vous ramènent vers votre camion que vous garez en double file (sur ordre du chauve) et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, les chasseurs vous l'ont vidé et rangé le tout à l'abri des regards. Un dernier sursaut vous fait ne pas laisser les valises d'accessoires et le petit matériel derrière la machine à glaçons. Votre contact numéro deux vous décourage de le déposer chez elle (pas d'ascenseur). Mais vous conduit près de la ville et vous aide à les ranger en hauteur dans une cave à bois car le sol est de terre battue. De plus en plus absent à vous même, vous faites ce qu'on vous dit. Une heure après, en route vers Ajaccio, vous reprenez connaissance et, des hauteurs enneigées de villages trempés de brume, vous voyez l'Inde. Une voiture versée dans un fossé et une nuée paisible d'hommes en turbans qui, sans un regard pour le conducteur de sa Majesté, vont la soulever et la remettre dans la bonne direction. Thank you, Virginia Woolf !

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