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Billet de blog 16 avril 2011

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Samedi 9 avril 2011, Marie-Ève Edelstein

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La première femme que j'ai vu danser, c'est Marie-Ève Edelstein. C'était en 1988 dans une pièce de François Verret, LA, à l'Opéra Comique. Dans les années suivantes, je lui ai vu danser des pièces de Merce Cunningham, de Dominique Bagouet, de Carolyn Carlson, de Trisha Brown... pour ne parler que de mes plus grands éblouissements. Entrée (et dressée) à l'École de danse de l'Opéra de Paris dès ses dix ans, Marie-Ève avait vu danser, de ses grands et beaux yeux bleus, Yvette Chauviré, Margot Fonteyn, Rudolf Noureev, Kazuo Ohno, Sylvie Guillem (même promotion) et avait compris très vite qu'entre certains artistes et soi, ça ne peut pas être qu'une question de temps ou de chemin. Que l'on peut naître artiste sans jamais le devenir mais que l'on ne pourra jamais mener le combat nécessaire pour le devenir sans une disposition très difficile à définir. Des sentences comme celle-là, elle en disait peu. Elle les vivait. Un peu à la façon dont Pasolini parlait de la poésie qui s'écrit et de celle qui se vit. La plus dangereuse, selon lui. Lui demander dans ces années-là ce qu'elle pensait de tel ou tel danseur, chorégraphe ou acteur la faisait sourire, éclater de rire ou se taire d'admiration. Marie-Ève était une femme d'une intelligence folle. Littéralement. D'une intelligence qui confine à l'idiotie, au repli sur soi, parfois à la folie. Ses premiers longs internements datent de l'époque où elle s'éloigne de la danse pour croiser au théâtre les chemins de quelques monstrueux et magnifiques expérimentateurs. Peu portée sur le jeu, elle ne danse plus, mais en portant comme personne et, toujours comme pour la première et dernière fois, des textes choisis pour elle, elle fait danser les mots. Mendiante dans un spectacle d'après Knut Hamsun mis en scène par un des plus grands artistes de théâtre de ces vingt dernières années, Marc François (Esclaves de l'amour - Festival d'automne 1993), elle racontait, gisante au pied d'un arbre mort, le suicide d'un jeune garçon amoureux dans une forêt du grand Nord. Ça commençait comme ça: Il regarda autour de lui. Partout des pins. De grands pins. Ce garçon s'était empoisonné et, à l'endroit de cette immense forêt où il pressentait pouvoir s'allonger et mourir, il voyait les cimes des arbres dans le vent, le passage rapide des nuages et des trouées de ciel bleu. Quelque chose se remettait à vivre en lui, mais il était trop tard. Marc avait dit à Marie-Ève - Quand on se suicide, ce n'est pas pour mourir, c'est pour vivre. Tous les soirs, beaucoup de spectateurs pleuraient. En silence, parfois en sanglots. Et lorsqu'on retournait au monde, sur nos trottoirs et dans nos couloirs de métro, nos regards et nos coeurs envers les gens de la rue étaient profondément bouleversés. Marc s'est suicidé en septembre 2006. Marie-Ève est partie dans les derniers jours de 2009. On ne sait pas exactement quand ni comment. Elle a été retrouvée chez elle, à Montmartre, non loin de là où elle était née et avait vécu ses premières années, dans le parfum des vignes. Sa chambre d'enfant donnait sur le vignoble. L'autopsie ne nous a rien appris. Et ça l'aurait fait éclater de rire, ça aussi, de mettre, une fois de plus, la médecine en échec. Pour ses obsèques, par une journée glaciale de janvier 2010 - au lendemain de la mort de Rohmer, dont Marie-Ève adorait Les nuits de la pleine lune et la grâce inoubliable de Pascale Ogier - nous étions nombreux autour de Gérard, son père, vieux de la vieille de L'Équipe, génération Antoine Blondin, et de Lysia, sa soeur, grande et infatigable combattante politique en mots et en actes, à l'accompagner auprès de la tombe de sa mère, Danielle. Amis d'enfance et d'adolescence, amis de jeunesse et amis de la dernière période - de "celles et ceux qui ont trop ouvert les mains"(Brel). Parmi ces derniers, tandis que Marie-Ève s'en allait "sur l'aile de la fumée"(Rilke), une femme a pris la parole pour nous raconter ses dernières années que nous connaissions peu ou pas. Elle nous a décrit comment Marie-Ève avait parfois fait de son mieux pour participer aux rêves et aux projets de théâtre qui se bricolaient dans les centres de soins psychiatriques où elle se rendait. Cette femme - elle s'appelle Olivia - était devenue sa meilleure amie et, à la façon dont elle nous parlait, on sentait très fort à quel point elle tenait à ce que nous, les vieux amis, nous sachions qu'elle avait fait un sacré chemin pour se rendre disponible, à l'écoute, sans un regard déplacé ou une de ces réactions pénibles qu'elle pouvait avoir dans ses heures les plus noires. Qu'elle avait réussi les démarches nécessaires pour monter un dossier médical, accepter que ça n'irait plus jamais comme avant et entreprendre d'enseigner ce qu'elle avait finalement fait de mieux dans sa vie: danser. Sur une des photos que j'ai d'elle, elle danse, seule, sur la scène du Palais Garnier. Elle est très jeune. La vie, la grâce, la joie envahissent tout. Depuis qu'elle n'est plus là, rien n'est plus pareil et rien ne peut encore adoucir la cruauté de la pensée qu'aujourd'hui, 9 avril 2011, Marie-Ève aurait eu quarante-sept ans.

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