En ce moment à Calvi, on enterre mon ami Charles Lanzi. Dans le film, Husbands de John Cassavetes, on voit trois amis - Peter Falk, Ben Gazzara et Casavettes - enterrer leur meilleur ami et partir en bringue - une très grosse bringue comme celles que Charles aimait. Toute la nuit (toutes les nuits), tout le jour et ainsi de suite. Mille millions d'heures passées à se dépenser et à s'épuiser, comme pour toujours découvrir que "au bout du rouleau, il y a toujours le rouleau" comme disait un autre grand noceur (Marc François, parti en 2006). Pour Charles, le rouleau a fini par casser hier matin, à 53 ans. La première fois que je l'ai vu, c'était en 79 à Aix-en-Provence, je l'avais appellé Mademoiselle. Beau comme une belle fille, intelligent, instruit, bien élevé, catholique, rock'n roll et gaulliste... Plein de tact, subtil, nuancé... Et puis fêlé aussi, la belle félûre - the crack-up, imperceptible dans ces (ses) belles années, qui va s'élargissant et qui nous fait comprendre un jour (aujourd'hui) ce que disait Fitzgerald: "Toute vie est bien entendu un processus de démolition". Depuis hier, on me dit que Charles n'allait plus bien du tout depuis des mois, qu'il se laissait complètement aller dans Calvi, l'hiver, puis au printemps, et même l'été, tout le temps. Reclus dans la maison de sa maman - Mme Lanzi, une dame délicieuse et discrète comme tout, l'ombre d'un papillon, partie l'an passé - il cachait à tous sa santé très dégradée. Charles, pour parler de lui, mon grand ami de droite qui moquait, dans un sourire d'ange, mon communisme, je ne pourrais qu'évoquer L'auvergnat de Brassens et remplacer "l'Auvergnat" par "mon ami Charles". Parce que c'est lui, Charles Lanzi, qui m'a accueilli à Paris, quand "dans ma vie, il faisait froid et faim", qui m'a ouvert sa maison, sa table, il y a presque trente ans, revenant de loin, écouté, encouragé, soutenu sans relâche jusqu'à son retour en Corse, il y a peu. Ce retour, il n'en rêvait pas vraiment (on est un peu cons aussi mais pas à ce point) mais la vie à Paris lui était devenue difficile. Il pensait que c'était une façon d'offrir à son fils, Lorenzo, un peu de l'enfance merveilleuse que lui y avait vécu, entre la citadelle, la plage et les merveilleux paysages de la Balagne. Et il me disait que Lorenzo y est heureux. Lorenzo Lanzi, un nom de peintre ou de prince florentin. En commençant à parler de Charles ici, je sens bien que je pourrais (et que je voudrais bien) en parler des heures. Raconter tout. Ne rien laisser à la mort. "Mort à la mort !" (Novarina). Mais tiens, une chose à dire. Charles, je lui ai vu boire un million de whiskies et jamais, je ne l'ai jamais vu une seule fois, une seule seconde, vulgaire. Jamais. Tout au bout de certaines nuits, émanaient de son corps des bruits insensés, on pouvait s'en inquiéter mais lui, avec une pirouette, un sourire plein de malice, il nous rassurait et nous sortait le plus souvent quelque chose à rire et à penser. Charles faisait partie de ces gens qui - comme en faisait la distinction Pasolini - n'écrivent pas de la poésie mais la vivent. Et comme certaines oeuvres nous enseignent ce que nous sommes et nous accompagnent longtemps dans la vie, Charles Lanzi est avec moi, avec nous (je pense à tous les amis qui l'ont découvert et admiré ici à Paris) pour toujours, je n'en doute pas une seconde. Tandis que j'écris ici, la messe à Calvi avance et on doit y pleurer et y chanter. En parlant d'ici et de là-bas, me reviennent ces nuits blanches de jeunesse, ces matins blêmes où il partait directement du Palace ou des Bains-douches (de la grande époque) pour Calvi car on l'y attendait pour une procession, une messe, la célébration d'un miracle. Mon ami Antoine Périgot disait souvent que ça, il aurait fallu le filmer. Nous aurions alors peut-être réalisé nous aussi ce que disait Peter Falk à propos de Husbands: - "un miracle et un désastre".
Billet de blog 18 décembre 2014
CHARLES LANZI EST MORT
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