Pas si près finalement, mais toujours sur la Cinquième, un peu plus au nord. Ambassade de France, façade néo-classique (I think) sur Central Park, rotonde de marbre blanc, bassin, jet d’eau, colonnes doriques.
- Les services culturels s’il vous plaît.
- C’est au quatrième étage. Vous avez un ascenseur au fond de ce couloir à droite. Pour le breakfast, c’est salle 12. En sortant de l’ascenseur, tout de suite à droite, puis troisième porte à gauche. C’est la 12. Frappez avant d’entrer. Bonne journée, Monsieur.
Salle 12. Vaste salle de réunion. Soleil, silence, fleurs fraîches, vue sur le parc.
- Le breakfast, c'est ici ?
- Entrez, Monsieur, c’est bien ici.
Quatre jeunes femmes aux yeux grands ouverts parlent de Bernard-Marie Koltès. Deux autres ont l'air de les écouter. Six femmes et moi (six femmes et demi). Celle qui parle le plus, une blue-eye-girl new-yorkaise d’origine parisienne (ou l’inverse) - levi’s strauss et cache-coeur moulants, bottines rouges en lézard (moulantes aussi) coiffure stricte - boit beaucoup de café, ne regarde pas les viennoiseries que les autres grignotent ou regardent de travers, veut monter un festival Koltès à New-York, répète pour la troisième fois en cinq minutes - ...dans cette ville qu’il a tellement aimée et qui l’a tant inspiré - traduit en ce moment une de ses pièces et dirige une équipe de huit écrivains-poètes-traducteurs qui travaillent huit autres textes, monte la production (qui n’avance pas) de ce projet et les productions de ses propres projets de mise en scène de théâtre (elle en réalise au moins deux par an) et précise que pour elle - Mettre en scène au théâtre, c’est s’occuper de tout, diriger les acteurs, concevoir et construire les décors, imaginer et implanter la lumière - et déplore pour finir que le suractivisme des new-yorkais et des américains en général les empêche de lire, d’aller au théâtre et donc de découvrir Koltès.
Une autre - Levi’s strauss taille très basse, pattes d’éléphant, gros ceinturon, blouson de cuir fin ouvert sur chemise noire en soie ouverte sur sillon roux et profond, coiffure Madonna dernière période, belle pulpe naturelle des lèvres couvertes de paillettes d’or - nous dit - Moi je traduis la pièce Combat de nègres et de chiens et je projette de la monter - puis nous sourit et se tait, comme épuisée.
Une Française très pâle, très maigre, tète un demi-pain au lait depuis une demi-heure, les yeux écarquillés, et ne reprendra qu’une goutte de café. Elle ne fait que passer aux States pour promouvoir Combat de nègres... mis en scène par un Français avec des acteurs d’Atlanta - Et croyez-moi, ça dégage.
- Moi, je suis là et je ne suis plus là, dit l'attachée culturelle française et organisatrice du breakfast en efforçant de se tenir assise d’une fesse sur l’accoudoir d’un fauteuil Club. Dans six mois, je serai mutée à Athènes. Et maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous prêter mon bureau car une réunion doit commencer ici, et je vais devoir filer.
Les deux qui n’ont encore rien dit s'apprêtent à tout ranger.
- Non, non, laissez, sourit l’attachée, on va leur en laisser. C’est malheureux, mais on en est là. Avec toutes les restrictions de budget qu’on nous impose, on doit même partager des breakfasts. Le soir, je ne peux même plus rentrer chez moi en taxi. Et je n’habite que de l’autre côté de Central Park. Vivement la Grèce. Allez j'me sauve.
On ne la reverra plus qu’encadrée sur la cheminée de son bureau aux côtés de Jacques Chirac, Kofi Annan et le mime Marceau. Les deux taiseuses nous soufflent que si l’on a besoin de quelque chose, elles sont là, dans la pièce à côté, et sortent.
Plus que trois femmes et moi (trois femmes et demi). Prolongation Koltès.
- Trop peu d’Américains le connaissent, reprend la blue-eye-girl, et parmi ceux qui le connaissent, beaucoup le prennent pour un intellectuel, c’est terrible.
Une demi-heure de bavardage plus tard, la très pâle aux yeux maintenant moins écarquillés dit - Je dois filer déjeuner au Lincoln Center - et file. Madonna II nous grimace qu'elle doit filer aussi et file si vite qu’on entend ni vers où ni pourquoi.
- Moi, je ne vais pas tarder, dit la troisième, et vous.
- Moi ?