Pour Tonio
À Ajaccio, l'Eden est un bar de nuit situé dans une cave étroite, humide et basse de plafond de la vieille ville. Un comptoir ordinaire, quelques hauts tabourets, deux tables basses posées devant une banquette de moleskine marron meublent la première salle d'une dizaine de mètres sur trois. Cette salle donne sur une autre salle, plus petite, mais voûtée et très sombre, qui pourrait être une piste de danse s'il y avait des danseurs, un lupanar, si nous étions dans un bouge, un club d'initiés, si l'on y jouait du jazz, ou n'importe quoi d'autre si Tonio, le patron des lieux, souhaitait nous proposer autre chose qu'un verre, une conversation ou un air de guitare.
Très peu d'Ajacciens connaissent l'Eden et les clients sont rares.
Il est vrai que l'enseigne est souvent éteinte, les alcools peu variés (vous n'y boirez qu'un seul rhum, une seule vodka, un seul gin…etc…) et que la conversation, le chant et la guitare ne tentent plus grand monde de nos jours, même dans la ville natale du chanteur de charme Tino Rossi et du philosophe Jean Toussaint Desanti.
On ne trouve à l'Eden que ce que l'on y apporte. Des moments tristes et le silence de Tonio si vous êtes d'une humeur maussade. Une conversation subtile, des verres offerts, la musique que vous aimez et la lumière dans la salle voûtée si vous êtes joyeux, bête, et en une compagnie que vous désirez plus intime.
À l'Eden, vous pourrez vérifier que ce sont les gens qui font les lieux et non l'inverse.
De la tombée de la nuit au lever du jour, Tonio, bel homme d'une soixantaine d'années qui a toujours l'air de revenir de la piscine, reçoit sans sourire mais reçoit vraiment. C'est un bar ouvert à tous et vous y côtoierez réellement toutes sortes de gens.
À l'Eden, la plupart des nuits sont à périr d'ennui. D'autres, inoubliables. Mais, encore une fois, cela dépendra beaucoup de vous.
Aller à l'Eden, c'est se vouer à soi.
Boire deux ou trois verres vous reviendra cependant moins cher qu'une demi-heure sur le Divan et le regard et la gentillesse deTonio semblent toujours nous rappeler ce que Freud avait répondu à l'un de ses amis, attristé par la montée du nazisme: "Rien ne vaut la peine d'être triste".