Un jour de 1960, Éric Rondepierre a neuf ans et joue aux billes pendant une récréation. Un couple d'inconnus - un homme et une femme, accompagnés du directeur de l'école, entrent dans la cour, viennent jusqu'à lui et lui demande de les suivre. Il les suit. De l'arrière d'une voiture confortable, il scrute leurs nuques, les écoute se parler et lui dire qu'il ne rentrera plus chez lui, qu'il est retiré à sa mère avec laquelle il a toujours vécu, mais qu'elle aura l'autorisation de venir le voir là où, un moment plus tard, il sera"placé" pour dix ans. Ces dix années sont le cœur du récit du dernier livre d'Éric Rondepierre, Placement (Éd. du Seuil). Jusqu'à cette récréation, ce n'était pas Byzance. De chambres meublées en logements précaires, dans les jupes d'une mère souvent fauchée mais aimante et nerveuse, ça naviguait à vue et à la godille, mais enfin sans d'autre péril que de boucler des fins de mois plus ou moins travaillés, plus ou moins chômés. Né pourtant au pied d'un arbre généalogique aux très nombreuses ramifications, neuf ans plus tard, Éric vivait donc seul avec sa mère qu'il ne reverra qu'en moyenne un dimanche sur deux jusqu'à ses dix-huit ans. La maison se trouve près de Paris et dépend d'une institution fondée au 19è par un pasteur norvégien. Un autre jour, plus récent, à Paris, E.R. s'apprête à monter dans sa voiture lorsqu'un autre véhicule s'arrête à sa hauteur. Un homme l'interpelle, vérifie que c'est bien lui, Rondepierre, qui le reconnaît, un ancien de la pension qui lui lance: "Et bien alors, tu t'en es sorti" et redémarre. Le livre témoigne d'une fin d'enfance - peut-être de la fin de son enfance - et d'une adolescence vécues dans l'ombre de cette maison et de celle des salles de cinéma des Champs-Élysées où sa mère l'emmenait le dimanche. Ombres peuplées d'une part d'inconnus - surveillants, enseignants, pensionnaires - par lesquels il faut se faire seul son apprentissage du monde (et de quel monde ?) et, d'autre part, de fantômes. Quand j'ai connu Éric, il y a plus de vingt ans, il vivait et travaillait dans une cave d'H.L.M à Meudon. Très éprouvé par une tentative d'enseigner, il passait ses journées à visualiser au ralenti des films (en VHS) pour y traquer des images noires qui sont des photogrammes (très rares) qui n'apparaissent pas dans le déroulement du film à vitesse normale. Ces plans noirs résultaient le plus souvent d'une restauration de copie détériorée et comportaient parfois, une ligne de sous-titrage. Ces plans noirs sous-titrés, il les photographiait. Puis la relation entre le noir, le sous-titre et la légende (le titre du film) ouvrait à des interprétations multiples. De La vie est belle (Capra), par exemple, un rectangle noir sous-titré "La situation n'est pas aussi noire qu'elle n'y paraît". De Manhattan (W. Allen), "J'adore la campagne". De Chronique d'un amour (Antonioni), huit plans noirs portant tous la même question: "Quoi ?". Et ainsi de suite. Dans les années suivantes, enfermé pendant des mois dans des cabines noires, il a examiné, photogramme par photogramme, des dizaines de kilomètres de bobines dans les plus grandes cinémathèques du monde. Cette recherche lui a permis de découvrir d'autres trésors enfouis dans la matérialité des pellicules et de les photographier. Il a atteint à l'image, d'abord en noir et blanc, puis à la couleur (comme on dit d'un peintre qu'il atteint la couleur), mais toujours dans la mesure où elles sont travaillées par un incident, un évènement, par quelque chose que personne n'avait conçu, réalisé ou prévu. Aujourd'hui, ce que fait Éric - pardon de le dire aussi bêtement - est de plus en plus beau. Devant ses photographies les plus récentes qui ne résultent plus vraiment du geste d'un "archéologue du cinéma" mais de compositions à partir de ses fouilles, on est saisi par la beauté et la puissance plastique et toujours, par l'interrogation mystérieuse qui siège en chacune d'elles. Depuis que j'ai lu son livre Placement, j'ai le sentiment que nous sommes invités à regarder son travail photographique avec les yeux d'un très jeune champion de billes qui pose les siens sur un monde devenu soudainement incompréhensible. Il y a quelques années, il a voulu retourner dans cette maison pour revenir vers cette époque, pour consulter d'éventuelles archives. Elle avait été vendue à un particulier qui y avait trouvé en effet des tonnes de paperasse dont il n'avait su que faire et il les avait jetées à la poubelle.
Billet de blog 22 avril 2011
Vendredi 15 avril, Le regard d'un champion de billes
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